Les Écrits

Le voyage

Sa main effleura son téléphone, puis se retira.

Les écrans nuisent au sommeil.

Elle tourna le dos à la table de nuit pour se blottir contre Adam, intriguée par cette lutte acharnée entre ses désirs contradictoires, chacun s’attachant à une facette de sa personnalité.

Qui était-elle vraiment, au-delà de ses envies éphémères ?

« Tu réfléchis trop, pour dormir il faut faire le vide dans ses pensées ».

Interrompue dans son introspection par sa propre injonction, Anna s’efforça de ne plus songer.

Dans quelques minutes, le sommeil viendrait anesthésier ses pensées et offrir du répit à son esprit turbulent. Elle perdrait conscience sans même s’en rendre compte.

Elle se sentait pourtant si vive. Ses sens étaient en alerte. L’air frais, se faufilant par l’embrasure de la fenêtre, venait caresser sa nuque. La respiration d’Adam, régulière et paisible, ponctuée de petits ronflements, rythmait la sienne. Elle entendait le ronronnement d’une voiture, au loin.

Adam n’avait pas tiré les rideaux. Par la fenêtre, elle apercevait les arbres, bercés par le souffle du vent. Anna était habituée aux lampadaires et panneaux publicitaires en tous genres. Le noir enveloppant la pièce, adouci par l’éclat de la lune, l’apaisait. 

Ses yeux étaient grands ouverts et cherchaient à distinguer les formes présentes dans la chambre. Son regard se porta sur le miroir placé en face du lit, dont elle distinguait les contours dorés. Il suffirait qu’elle se redresse pour pouvoir se contempler. Mais quel reflet lui renverrait la pénombre ?

Le bras d’Adam, profondément endormi, se posa machinalement sur elle. Quelques secondes seulement après avoir touché le lit, il avait basculé vers un profond sommeil.

Elle éprouvait une forme de résistance à se laisser si facilement aller vers l’inconscient.

Vers cette mort éphémère que l’on nomme le sommeil.

Elle songea au héros du roman posé aux côtés de son téléphone. La mort l’avait saisi si rapidement. Une mort irrémédiable, ne lui offrant pas le luxe d’éclore le lendemain, sur le seuil d’une nouvelle journée.

Le récit de son agonie n’avait occupé que quelques lignes. Sa vie s’était déroulée le temps d’un demi-roman. Une heure dans la vie d’Anna.

Les morts orchestrées dans les fictions, écrites ou visuelles, l’avaient toujours bouleversée. La vie était retirée avec une telle banalité. L’histoire se poursuivait pour le spectateur, insouciant, tandis que le défunt s’éteignait en quelques secondes. Son passage vers l’autre monde était fatal et loin de la sérénité qui enveloppait notre chemin quotidien vers le sommeil.

Ce héros vivait, respirait, écoutait les rires autour de lui. Son cœur battait, le sang circulait dans son corps quelques millièmes de secondes encore avant que la balle ne vienne se loger en lui.

Un jour elle serait à sa place. Ce n’était qu’une question de temps.

La conscience des battements de son cœur, anormalement rapides, émergea parmi ces sombres pensées, chassant le sommeil qui avait commencé à prendre possession de son corps.

« Anna, change-toi les idées, ou ça va recommencer. »

Ses pensées la paralysaient.  Un jour elle serait un de ces vulgaires personnages dont on conte la vie et la mort en quelques lignes. Qu’importe ce léger strabisme qui l’obsédait, gâchant la profondeur de ses yeux noirs, qu’importe l’abandon de son père, son sentiment de solitude, la mort de son grand-père, son incapacité à parler en public ou ce grain de beauté qu’elle détestait sur sa joue gauche.  Ces tracas seraient tous relayés au rang de néant. « Tu ne le réaliseras même pas, tu n’existeras plus. Plus jamais. »

C’est alors qu’elle survint. Anna la sentit d’abord rôder autour d’elle, faisant frissonner son corps entier. Elle s’infiltra ensuite par ses pieds et ses mains, qui furent soudain parcourus de milliers de fourmillements.

L’angoisse.

Son esprit luttait essayant de nuancer ces funestes pensées.

En vain.

C’était le seul sujet qu’Anna ne parvenait pas à tempérer. Elle mourrait un jour et tout son être serait réduit à néant. Il n’y avait pas d’alternative.

L’angoisse, bien installée, poursuivait son chemin de plus belle. Elle transforma les jambes et les bras en coton, s’attaqua ensuite au cœur qui battait la chamade, saccada la respiration, brouilla la vue et altéra les autres sens afin qu’ils soient uniquement concentrés sur son œuvre. Elle s’attaqua alors à l’esprit, qui n’avait plus conscience du corps auquel il était associé d’ordinaire et s’était réfugié au creux du cerveau d’Anna, atrophié. Mais l’angoisse s’y infiltra et vint lui souffler l’atrocité de l’éternel néant qui l’attendait.

« Tu ne pourras plus penser ni ressentir et cela pour l’éternité ».

L’esprit affaibli d’Anna, incapable d’appréhender cette notion d’éternité, explosa alors en une multitude de fragments de détresse. Sa tête bourdonnait et une sensation de vide s’y installa, comme si elle s’effondrait à l’intérieur d’elle-même. Anna sentit ses jambes la porter hors de la chambre, courir même.

Les fragments de détresse s’embrasaient dans son crâne, qui semblait se détacher de son corps et tournoyer dans l’immensité. « Tu vas mourir tu vas mourir tu ne seras plus rien, plus jamais rien et ça pour l’éternité ».

« ADAAAAM !!! »           

Ce fut par ce cri viscéral que l’angoisse abandonna son corps, après y avoir semé le chaos.

Ses jambes l’avaient conduite hors de la maison.

Anna espérait ne pas avoir réveillé son compagnon. Que lui dirait-elle ? J’ai eu si peur de la mort que j’ai couru dans le jardin pour t’appeler. Non, elle mentirait, comme elle l’avait toujours fait au sujet de ses angoisses.

Quelques minutes passèrent sans qu’Adam ne se manifeste.

Anna reprenait petit à petit possession de ses facultés.

L’air était si doux. Elle s’allongea alors dans l’herbe, se servant de ses longs et épais cheveux comme oreiller et observa la voûte étoilée. Son rythme cardiaque décélérait progressivement.

La maison d’Adam était entourée d’une forêt emplie d’arbres majestueux. La veille, il lui avait indiqué le nom de chacune des espèces. Anna s’était prise d’admiration pour un immense cèdre rouge qui surplombait la forêt. Elle l’avait nommé Gardien de la maison.

Elle le distingua dans la pénombre, ses feuilles bercées délicatement par le souffle du vent.

Quelques mètres plus loin se trouvait la dépendance d’Adam, cette pièce destinée à devenir un sauna, qu’ils utiliseraient lorsqu’elle se déciderait enfin à le rejoindre.

Anna s’imagina sur la table de jardin, prenant son café matinal et entamant ce roman qu’elle avait toujours rêvé d’écrire. Le son des voitures serait remplacé par celui des oiseaux et l’inconfort des trajets en métro par le plaisir des balades en forêt.

Ses pensées avaient à nouveau le champ libre. L’angoisse était retournée se terrer dans ses entrailles, épuisée par les turbulences qu’elle avait provoquées.

Le surlendemain, elle rentrerait dans cette ville agitée et le travail harassant reprendrait. Elle était si pressée de partir en week-end la veille qu’elle n’avait pas terminé son dossier. Son patron n’apprécierait pas.

Elle craignait ce dernier mais, face à l’immensité du ciel étoilé, tout cela lui parut soudain dérisoire. Depuis longtemps, elle aspirait à cette vie plus paisible, pour laquelle Adam avait récemment opté, la suppliant de le rejoindre.

Adam. Adam. C’était curieux comme, lorsqu’elle se répétait ce prénom, il perdait tout son sens ne devenant qu’une absurde suite de syllabes.

Alerté par cette agitation nocturne, le chat d’Adam était venu se blottir à ses côtés. Les étoiles étaient magnifiques, affranchies de ce voile de pollution auquel elle était habituée. Certaines scintillaient si fort, à l’image de phares avertissant les voyageurs galactiques des intempéries de l’univers. D’autres brillaient majestueusement, indifférentes aux obstacles que la lumière devait traverser afin de parvenir aux yeux d’Anna. Plusieurs d’entre elles étaient orangées, d’autres rougeâtres, quand elles n’étaient pas dorées ou presque blanches.

Le temps que leur lumière parvienne aux yeux d’Anna, la plupart d’entre elles étaient probablement mortes. Les étoiles ressemblaient à ces personnages de roman ; éteintes depuis longtemps et pourtant toujours vivantes dans les yeux de celui qui les contemple.

Comme souvent après une telle angoisse, Anna voulait ressentir. Vivre pleinement chaque instant. Bientôt elle serait de retour sur sa chaise de bureau, avec pour seuls compagnons son ordinateur et ses collègues monotones. Il faudrait sécuriser les deals, injecter du cash, closer les opérations. Qu’importe si les étoiles scintillaient toujours et qu’importe la mort, tapie, qui attendait chacun d’entre eux.

« C’est donc cela que tu vas faire, écrire des chiffres sur ton ordinateur entre deux angoisses suivies d’un instant où tu te sentiras vivante. Quel beau projet de vie. »

Que pourrait-elle faire d’autre.

En ce moment, elle n’était pas derrière son ordinateur et elle ne souhaitait pas qu’il hante ses pensées. Elle voulait vivre l’instant présent.

Elle embrassa le chat et se leva discrètement afin de pénétrer dans la maison. Adam rangeait généralement ses clés dans une soucoupe à côté du frigidaire.

Quelques secondes plus tard, elle s’installait dans la voiture de ce dernier. Lorsqu’elle la démarra, elle sentit une vague d’excitation la submerger. Ne connaissant pas les lieux, elle entreprit de rouler au hasard.

Les arbres se dressaient, imposants, de chaque côté de la route. Elle distinguait leur feuillage dense au sein de la nuit qui les enveloppait.

La route était déserte.

Elle n’avait pas laissé de mot à Adam. Mais qu’aurait-elle dit, comment pourrait-elle justifier cette subite escapade nocturne ?

Elle s’était éclipsée sans son téléphone, sans papiers, simplement munie de quelques billets qu’elle avait laissés la veille dans la voiture.

« Tu devrais rentrer, il va s’inquiéter ».

Adam.

Plus elle y songeait et plus son existence s’éloignait. Elle éprouvait cette sensation chaque fois qu’elle et son amant se quittaient pour un long moment. A ses côtés, elle l’aimait de tout son cœur mais lorsqu’il n’était plus présent physiquement, elle avait la sensation que son existence s’effaçait. Cet homme avec qui elle partageait sa vie lui semblait être un étranger, s’immisçant dans son intimité et troublant sa quiétude.

Le prénom d’Adam, lassé d’être répété, s’était à nouveau divisé en une suite de syllabes absurdes et le visage de l’homme s’était mué en un grotesque facies anonyme.

Elle aperçut alors quelques mètres devant elle le panneau annonçant cette magnifique cascade, dont son compagnon lui avait parlé. Malgré la peur propre à une citadine s’aventurant dans la nature en pleine nuit, Anna décida de s’arrêter quelques instants afin de contempler ce spectacle.

Une légère brise l’enveloppa lorsqu’elle sortit de la voiture. Le bruit de l’eau s’était intensifié. Elle se fraya un chemin à travers les arbres.

Elle aperçut alors la chute d’eau dissimulée derrière la végétation, rayonnant sous le reflet de la lune.

L’eau s’écoulait paisiblement depuis une source voilée par la nuit pour se jeter quelques mètres plus bas. Comment pouvions nous baptiser de la même manière un ruisseau translucide, calme et silencieux, nous dévoilant l’entièreté de ses entrailles, de la petite roche aux plantes marines et une majestueuse chute dans laquelle l’eau se jette à corps perdu, puissante, opaque et menaçante, dissuadant quiconque souhaitant l’approcher de trop près.

L’eau aussi avait plusieurs facettes.

Elle s’adossa contre un arbre et contempla ce spectacle.

Elle rentrerait, après cela. La journée du surlendemain était chargée. Son patron l’attendait à l’aube afin de clore une importante opération et ne tolérerait aucun retard. Le chat d’Adam fit irruption dans son esprit et elle fut envahie par un profond sentiment d’injustice. Pourquoi pouvait-il rester à se prélasser au clair de lune tandis qu’elle devait profiter de ses précieux instants de liberté pour dormir.

Sa future fatigue lui ferait payer le choix de cette insomnie nomade.

Comment en était-elle arrivé là. Elle qui abhorrait ce monde pressé et superficiel, ou chacun s’affaire, aveuglé par ses futiles tracas. Rien ne la destinait à en faire partie. Elle avait grandi à la campagne, aidant son grand père dans le potager, l’écoutant conter les récits de son passé.

Sans même qu’elle ne le réalise, elle faisait partie de ce monde, guidée par son besoin de sécurité, par l’envie de profiter pleinement de la vie durant ses courts laps de repos.

Elle attendait ce week-end depuis si longtemps. Chaque longue journée de travail achevée la rapprochait de ces quelques jours à la campagne, dans la nouvelle demeure d’Adam. Au cours des deux derniers mois, elle n’avait vécu que dans l’attente de ces brefs instants.

Depuis son arrivée, elle sentait le temps s’écouler à la hâte. Il semblait vouloir relayer ce week-end au rang de souvenir le plus rapidement possible. Elle serait bientôt à nouveau assise devant son bureau, avec l’impression que cette parenthèse de bonheur n’avait pas existé, tant elle avait été fugace. 

Elle prenait plus de plaisir à anticiper les week-ends d’escapade qu’à en profiter, l’instant venu, trop concentrée sur l’inlassable écoulement du temps.

Au fond de son être, elle éprouvait une pointe de jalousie envers Adam. Tout avait été si facile pour lui. Il avait hérité d’une somme considérable ainsi que d’une maison à la campagne. Il n’était pas dévoré par le besoin de sécurité financière et pouvait se concentrer sur la quête de son bonheur.

Le bruit d’une voiture, d’abord à peine perceptible, émergea, chassant les pensées d’Anna.

« Pourvu qu’il ne s’arrête pas en voyant la voiture sur le bord de la route. »

Une femme seule sur une route inconnue, la nuit, un tueur fou sillonnant la forêt à l’affut d’une proie, cela ressemblait au scenario d’un roman d’épouvante.

« Le corps sans vie d’une jeune femme, non identifiée pour l’instant, vient d’être retrouvé ». Une ligne sur un journal local et Anna serait oubliée. Peut-être deux, si elle tombait sur un psychopathe imaginatif.

Le bruit de la voiture s’intensifiait, tout comme sa respiration. Elle avait encore le temps de se précipiter jusqu’à la voiture et de s’y enfermer. « Comme ça il pourra y mettre le feu et tu mourras carbonisée à l’intérieur. » « Raisonne toi Anna ».

« Tu n’es pas dans un thriller et la nature n’est pas peuplée de fous furieux chassant la nuit. »

Le ronronnement menaçant de la voiture étant maintenant très proche, immobilisant son souffle.

Elle évalua les issues s’offrant à elle, en cas de danger. Juste au cas où.

« Tu es ridicule. »

Adam avait laissé son canif dans la voiture, mais elle n’aurait pas le temps d’aller le chercher.

Si elle courrait dans les bois, le tueur pourrait la suivre au son de ses pas.

Elle pourrait sauter dans la rivière et se laisser porter jusqu’à une autre rive. Mais que ferait-elle après, sans voiture, ruisselante et perdue dans la nature.

Quelques instants plus tard, le bruit s’estompa, aussi subtilement qu’il s’était manifesté. Sa respiration ne parvint pourtant pas à retrouver son rythme.

La peur était confortablement installée et ne souhaitait pas s’évaporer si rapidement.

Elle observait les formes brumeuses se dresser autour d’elle. Elles semblaient vouloir duper le regard d’Anna, se métamorphosant en silhouettes effrayantes. Les arbres, d’ordinaire immuables et majestueux, se dérobaient sous son regard. Elle n’avait plus de point de repère. L’eau se transformait en une créature monstrueuse sous le reflet de la lune. La brise qui la caressait tout à l’heure s’était muée en un souffle glacial et menaçant. Les brins d’herbe lacéraient ses chevilles, tentant de l’emporter dans la noirceur de la forêt.

Elle courut alors jusqu’à la voiture, ignorant les arbres monstrueux et leur souffle sinistre, s’y enferma et plaça le canif dans sa poche.

Elle démarra et poursuivit son chemin, parcourue de frissons.

Cette escapade ne l’exaltait plus. Elle songeait à son lit douillet et à Adam qui dormait paisiblement. Elle avait cédé au caprice ridicule d’une de ses facettes, profitant du passage de l’angoisse pour convaincre Anna, affaiblie.

« Si tu rentres te coucher et que tu te rendors, il ne restera qu’un jour lorsque tu te réveilleras. ». Un jour avant la fin de cette échappée qu’elle avait tant attendue. Une poignée de secondes happées dans le déferlement du temps.

Assise, face à son bureau, avec l’impression que ce week-end n’était qu’un rêve.

Encore quelques kilomètres.

Prisonnière de ses pensées, lui sommant à la fois de rentrer chez Adam et de fuir ce week-end la conduisant inexorablement vers de nouvelles semaines de vie frustrée, Anna alluma la radio, à la recherche d’une musique lui permettant de s’évader.

Vivaldi, l’été.

Elle ne pouvait rêver de mélodie plus envoûtante.

Elle accéléra sa course, étouffant le désir de rentrer avant qu’il ne se développe.

Les notes défilaient à toute allure, au même rythme que les arbres longeant la route. A tel point qu’il lui semblait ne pas se mouvoir. Elle était dans une voiture immobile, au milieu de ce déferlement de violons et de feuillages, tournoyant majestueusement, emportant dans leur danse endiablée les ténèbres ensorcelantes.

La musique était en elle, tout comme l’obscurité qui l’avait terrorisée après le passage de la voiture. Elle faisait maintenant partie des ténèbres, galvanisée par les notes déchaînées, tranchant la forêt dansante.

Cette course était grisante. La vitesse et la musique empêchaient ses pensées de l’atteindre. Elle se concentrait sur cette sensation d’immense liberté qui la saisissait.

Anna cru d’abord que cet arbre avait été projeté sur la route par son imagination en proie au délire nocturne. Mais cette forme se mouvait. Ce n’était pas un arbre mais un animal qui traversait la route.

Le retour à la réalité fut tout aussi brusque que l’arrêt du véhicule. Anna freina si fort que ce dernier fit demi-tour pour aller s’échouer de l’autre côté de la route.

Elle était saine et sauve, inconsciente du danger qu’elle venait d’éviter. La rapidité des évènements lui avait épargné toute once de peur. Elle sortit de cet abri la protégeant de la nuit afin de chercher la forme qui avait surgi. En vain. La forêt avait dévoré l’animal avant même qu’elle n’ait pu l’apercevoir. Il ne s’était échappé des ténèbres que pour la sortir de sa démence nocturne. Ou peut-être ne s’était-il échappé que de son imagination.

Anna avait la sensation de sortir d’un rêve exaltant, d’un délire brumeux, comme si cette obscure forêt lui avait lancé un sort. Quelques heures auparavant, elle était blottie contre Adam. Des siècles. Chaque seconde les composant contenait l’éternité. Commençant à douter de son propre discernement, Anna reprit son chemin, se promettant de rouler encore quelques instants, pour reprendre ses esprits, avant de rentrer.

La clameur s’était dissipée et les ténèbres étaient retournées se tapir autour d’Anna. Au loin, la route se divisait et lui offrait le choix entre deux voyages. Les deux l’emmèneraient vers l’inconnu. Elle décida de tourner à gauche, optant pour le chemin au-dessus duquel se trouvait Cassiopée. C’était la première constellation qu’elle avait aperçue en observant la voute étoilée.

La forêt s’intensifiait laissant apparaître des formes angulaires, au loin. De majestueuses montagnes se dressaient, défiant le voile nocturne. Elles absorbaient le clair de lune.

Ces roches avaient connu tant de visiteurs, de voyageurs en quête de sens, d’évasion ou d’aventure. Chacun persuadé que sa vie se jouait dans ce voyage, aveuglé par sa propre turpitude, inconscient de la banalité de ses tourments. Du haut de leur immuable présence, elles devaient se gausser de sa futile existence, qu’elle prenait tant au sérieux.

Anna s’enfonçait dans la forêt dense. L’heure, les distances n’avaient plus de sens. Elle se sentait libre, protégée par ce voile nocturne aux multiples visages. Le sentiment de quiétude qui en émanait ne chassait pas la menace qu’il contenait. Anna cohabitait avec ce spectre omniprésent, ces silhouettes se dérobant lors de son passage. Elle se dissimulait à leur côté.

Ses paupières étaient lourdes, lassées de lutter contre le noir. Son souffle avait retrouvé sa cadence. Un rythme calme, régulier, presque trop. Les nuits d’été étaient suffisamment fraîches pour maintenir Anna alerte lorsqu’elle se trouvait dehors, mais le véhicule l’enveloppait d’une douce chaleur. La route semblait s’étendre à l’infini, les virages laissant se dévoiler de nombreux kilomètres à parcourir. Parfois, elle se scindait, offrant de nouvelles alternatives.

Elle pourrait fermer ses paupières, juste quelques secondes.

Le prochain virage se dessinait au loin.

Juste quelques secondes.

Le vacarme extérieur ne la sortit pas immédiatement de sa torpeur. L’automobiliste dû klaxonner à plusieurs reprises afin qu’Anna reprenne possession de ses esprits. Ses réflexes primaires la projetèrent du bon côté de la route. Le choc fut évité de justesse. Encore une fois, elle ne réalisa le danger qu’après son passage.

Dehors, les ténèbres avaient commencé à se dissiper, happées par l’aurore. Elle distinguait maintenant nettement les arbres alentours. L’aube avait eu le temps de se lever tranquillement durant sa somnolence.

C’était un miracle qu’elle n’ait pas succombé à un virage manqué.

Le jour perçait à grande vitesse et Anna serait bientôt à découvert, ainsi que son absence auprès d’Adam.

Elle ne pouvait plus rebrousser chemin. Le trajet qu’elle venait de parcourir était tout aussi obscur que celui sur lequel elle s’engageait. Elle ne gardait que de vagues souvenirs de sa torpeur. Loin de la panique qu’elle s’attendait à ressentir, elle fut prise d’une sorte d’effervescence.

Cet égarement avait quelque chose de grisant. Ses divergences internes s’étaient tues ; il n’y avait qu’elle et personne d’autre. Aucune contrainte, règle à respecter.

« Tu divagues complètement. Tu es au volant d’une voiture volée, sans papiers. Tu vas finir en prison et tu te sens joyeuse. »

La présence de quelques maisons parsemées sur le chemin lui laissait espérer un village prochain. Elle pourrait alors appeler son compagnon.

Le jour se pavanait désormais fièrement.

La nuit avait légitimé, soutenu même, sa fugue. Elle était alors puissante, hors du temps et de toute contrainte. Cette échappée ne devait être qu’une parenthèse nocturne.

Elle se sentait désormais piteuse. La lumière du jour l’aveuglait, soulignant les failles de son éphémère aventure. Adam était réveillé. Elle imaginait sa stupeur face à la disparition de sa compagne et de sa voiture. Il la penserait incapable de s’enfuir en pleine nuit.

A juste titre. Elle en était incapable.

Jusqu’à ce qu’elle brave cette croyance.

Anna devait le contacter avant que le point de non-retour ne soit franchi, pour elle comme pour lui.

« Est-ce que tu le dois ou est-ce que tu le veux ? »

Aucun village en vue. Il lui semblait pourtant en avoir traversé dans la pénombre.

Les quelques maisons qu’elle croisait semblaient s’évaporer aussi rapidement qu’elles apparaissaient.

Ses paupières étaient lourdes à nouveau. Téléphoner à Adam, le réservoir d’essence, elle pourrait faire tout cela plus tard. Lorsqu’elle aurait les idées claires. Il fallait d’abord qu’elle se repose.

Quelques mètres plus loin, une partie de la route s’échappait se transformant en un chemin à peine plus large que son véhicule. Elle laissa la route poursuivre son trajet et s’y engouffra. Les arbres, denses et majestueux, se rejoignaient au-dessus du sentier, la protégeant à nouveau de la lumière acerbe du jour. 

Après quelques mètres sur le chemin, elle s’enfonça autant que possible dans la forêt longeant la route, de manière que seul l’arrière de sa voiture ne dépasse.

A sa gauche se trouvait le tronc d’un cèdre rouge. Il était bien plus grand que le Gardien veillant sur la demeure d’Adam, plus large que la voiture. Il était parsemé de fines craquelures, sur tout le long. Des rides marquant son vécu. Sa présence la rassurait.

Elle se blottit alors contre son siège, contemplant la forêt autour. Elle entendait, au loin, le grignotement d’un petit animal, qui semblait ronger quelques denrées se trouvant à proximité. Le saut vers le sommeil ne l’effrayait plus. L’assoupissement s’empara d’elle, doucement. Le cèdre, immuable, veillerait sur elle.

Adam apparu alors dans ses songes, fou d’inquiétude, relatant sa disparition à la police. Mais le cèdre l’en empêchait, se courbant jusqu’au sol pour le capturer dans son feuillage.

Adam prisonnier dans les branches du cèdre, ce dernier se déracina avec une force incroyable et se dirigea vers Anna. Le sol tremblait sous ses pas de géant mais l’arbre majestueux prenait soin de ne pas brutaliser son hôte. Il parcouru ces nombreux kilomètres en quelques secondes.

Les tremblements arrivèrent près Anna. Le cèdre Gardien approchait. Une fois à proximité du véhicule, il déposa délicatement Adam à ses côtés et se volatilisa.

Adam hurlait, manifestement très agité. Les secousses de l’arbre persistaient malgré sa disparition. Pourquoi Adam ne venait-il pas simplement se blottir à ses côtés.

« Madame ! Vous m’entendez ? »

Anna souleva une paupière, agacée par ce tumulte. Un homme se tenait devant la vitre, frappant cette dernière avec vigueur afin de la sortir de ses songes.

Adam, l’angoisse, l’escapade. Les évènements des dernières heures frappèrent Anna de plein fouet. Elle s’était assoupie sur ce chemin désert et cet homme avait dû voir la voiture dépasser.

Encore emplie de sommeil, elle fit marche arrière et s’extirpa de la forêt, frôlant plusieurs arbres au passage.

Le choc fut léger mais ferme. Elle s’était précipitée dans la voiture de l’homme, qui se trouvait juste derrière la sienne.

Elle sortit à la hâte et s’effondra sur le sol.

Une feuille.

Il fallait que cette feuille se soit trouvée juste au pied de sa porte afin qu’elle glisse et trébuche.

« Madame ! Vous pouvez vous relever ? »

« Il faut que m’en aille, je suis attendue. »

« Vous ne pouvez pas conduire dans cet état, vous saignez, je vais appeler une ambulance. »

« Non ! Mon mari, il est médecin, il n’habite pas loin, il faut que je l’appelle. Et pourquoi dites-vous que je saigne ?» Anna fut saisie par un puissant vertige. La voix de l’homme s’éloignait.

« Ecoutez, je vais vous conduire chez moi, vous pourrez vous reposer et vous restaurer, avant d’appeler votre mari. Ma compagne est là, vous pourrez vous confier à elle sur ce qui vous est arrivé, si c’est plus facile pour vous. »

Il s’approcha d’elle et la releva avec une impressionnante force.

« Vous avez pris un méchant coup, votre tête a heurté la portière lors de votre chute. »

A bout de forces, Anna abandonna le véhicule qui l’avait accompagnée, protégée, lors de cette escapade insensée et s’installa dans la voiture de l’inconnu. Le vertige s’évaporait petit à petit pour laisser place à une poignante douleur à la tête.

« Vous avez raison, ma tête me fait mal. Je m’étais simplement garée ici, pour me reposer. Je viens d’effectuer un assez long voyage. »

Le soleil avait percé la voûte végétale, laissant apparaître des cercles de lumières, parsemés sur la route. Le feuillage autour d’eux, dense et vert flamboyant, était magnifique. Le trajet fut très bref, le temps pour l’homme de lui conter un fragment de sa vie. Il était guide touristique pour le parc national de la région, devant lequel elle était sûrement passée, si elle venait de l’ouest. Sa femme était serveuse au restaurant du parc. Ils aimaient la nature et leur temps libre était ponctué de promenades et de lecture de récits de voyage.

Le chemin menait à un véritable paradis, protégé par la végétation avoisinante.

Devant eux se dressait une spacieuse maison en bois, entourée d’arbustes et de fières orchidées. La porte et le contour des fenêtres étaient d’un magnifique bleu azur. La forêt encerclait cette demeure, assez loin pour laisser le soleil l’inonder de ses rayons et assez proche pour que ses habitants ne fassent qu’un avec la nature.

Une femme apparut alors sur le seuil de la maison et l’inconnu laissa Anna dans le véhicule afin de la rejoindre.

Anna entrouvrit la portière.

 « Elle dormait dans sa voiture, dans les arbres à quelques mètres d’ici et ensuite elle s’est cogné la tête. Il faut qu’elle se repose un peu, tu peux veiller sur elle ? Je dois prendre mon service mais je n’aimerais pas la laisser seule. »

Anna entreprit alors de sortir pour se présenter, bien qu’elle n’eût pas encore décidé qui elle était. Une écrivaine en voyage d’inspiration ? Une professeure des écoles allant rejoindre sa famille ?

Elle se contenta finalement d’un signe de la main.  

La femme s’approcha d’elle.

« Bonjour, je suis désolée je dois vous fausser compagnie. Mon mari va vous soigner et veiller sur vous jusqu’à ce que vous soyez sur pied. Sentez-vous ici comme chez vous. »

Anna n’eut pas le temps de répondre que deux magnifiques huskys, au pelage noir et blanc et aux grands yeux bleus, surgirent à ses côtés. Ils l’accueillirent avec un enthousiasme démesuré, la bousculant légèrement.

Sa cheville aussi était douloureuse.

« Vénus, Orion ! Au pied. »

Son nouvel hôte s’excusa pour ce curieux accueil et lui expliqua que sa femme devait impérativement se rendre au travail. De son côté, il n’avait pas de visites prévues avant la fin de journée, il pourrait lui tenir compagnie quelques heures.

Anna fit signe à la femme qui s’éloignait au volant de l’autre voiture et entra dans la maison suivie de l’homme et des deux chiens fous d’excitation.

Après avoir soigné sa plaie à la tête, ce dernier lui offrit un thé et de délicieux pancakes au sirop d’érable.

Ces mets, qu’Anna aurait avalés machinalement et sans plaisir la veille encore, enchantèrent ses papilles.

Adam, sa fuite, la voiture volée, les tracas n’avaient pas réussi à entrer dans cette maison paisible. Anna s’y sentait libre et calme. Elle pouvait apercevoir le soleil, haut dans le ciel, grâce à une lucarne installée dans le toit de la maison. Adam avait certainement contacté la police. Le point de non-retour était atteint et peu importe ses explications, il ne la considérerait sans doute plus jamais de la même façon. Comment lui expliquer quelque chose qu’elle-même ne comprenait pas.

Elle était si loin de lui.

Elle avait dissuadé l’homme d’appeler les secours, minorant l’intensité de sa douleur à la tête. Elle lui assura qu’elle repartirait une fois ses forces récupérées. Ce dernier l’interrogea alors sur le contexte de son voyage. Il semblait enclin à la conversation. Elle se confia sur ses craintes, ses rêves, en prenant soin de masquer les détails de son escapade. Lassée par l’effervescence de la ville, elle avait souhaité s’évader le temps d’un long week-end pour rendre visite à sa famille. Elle avait mal dormi la nuit précédente, c’est pourquoi elle s’était engouffrée dans cette forêt. Elle souhaitait simplement se reposer quelques instants et s’était assoupie. 

« Ton histoire est grotesque, personne ne fait de somme dans sa voiture entre deux arbres. »

L’homme avait manifestement adhéré à ce récit grossièrement rapiécé et se confia à son tour. Il était né dans cette maison et en avait hérité lorsque ses parents étaient décédés. Il n’avait jamais quitté la région depuis son enfance, sauf lorsqu’il se laissait aller à quelques échappées solitaires.

Ses précieux moments de liberté.

Mais ses évasions ne l’avaient jamais conduit hors des frontières. Par manque de moyens disait-il, peut-être par manque de courage. Il s’évadait à travers les livres.

Ils échangèrent ainsi pendant de longues minutes, des heures peut-être.

Le temps, si précieux auparavant aux yeux d’Anna, se manifestait différemment depuis son escapade.

Anna évoqua son grand père, qu’elle avait tant aimé. Etant militaire, il avait beaucoup voyagé, parcouru les quatre coins du monde. Pourtant selon lui, le bonheur était en nous et non dans l’inlassable quête d’un monde meilleur, au-delà de nos frontières. Il avait trouvé la quiétude au cœur de son jardin, cultivant son potager et lisant, lui aussi, des récits de voyage.

Il avait conservé une incroyable faculté d’émerveillement qu’il avait transmis à Anna.

Sa discussion avec l’hôte dévia alors vers les étoiles et les galaxies, phénomènes suscitant un émerveillement qui leur était commun. Cette discussion passionnée n’aurait pris fin si le téléphone de l’homme ne s’était pas manifesté par une sonnerie stridente. Il devait retrouver un ami afin de l’approvisionner en plans de salade et serait rapidement de retour.

Anna serait ravie de garder Vénus et Orion. Une fois l’homme éclipsé, elle les observa jouer dans la nature, sans avoir la force de se joindre à eux.

L’image de son bureau survint alors au sein de son esprit mais s’évapora avant qu’elle n’y prête attention.

Elle avait identifié le bruit d’une source d’eau en arrivant devant la maison et souhaitait en découvrir la provenance.

Elle fit le tour de la maison et découvrit, quelques mètres derrière un jardin parsemé de splendides cornouillers du pacifique et aménagé de chaises longues, une rivière, s’écoulant paisiblement, trop large pour qu’elle ne puisse aller de l’autre côté sans se couvrir d’eau.

Elle éprouvait en cet instant la profonde sérénité qui émanait de son grand père. Elle la comprenait auparavant, en théorie. Elle approuvait les mots de son grand-père, les acceptant, sans les ressentir. Cette fois il n’était plus question de comprendre ce sentiment, elle le vivait pleinement.

L’écoulement de la rivière, le chant des oiseaux, les chiens jouant au loin, le souffle du vent, tous ces éléments se mêlaient et la pénétraient délicatement, lui apportant une sensation de quiétude infinie.

Et si elle ne rentrait pas.

Elle aperçut au loin une forme l’observant, tapie derrière les arbres.

C’était un cerf. Elle n’en avait jamais contemplé d’aussi près. Elle s’en approcha avec précaution. Prudente et silencieuse, elle engagea un pied dans le cours d’eau. Ce dernier s’imprégna d’eau jusqu’à la cheville. Elle posa l’autre pied et fit quelques pas dans la rivière.

Lorsqu’elle atteignit l’autre rive, le cerf n’avait pas bougé.

Il lui rappelait le cèdre rouge, par sa prestance.

Elle avança d’un ultime pas et sentit que le sol avait changé de consistance.

Elle découvrit une sorte de boîte dissimulée sous la terre.

Le cerf s’était enfui.

Sa curiosité surpassait de loin l’intimité du propriétaire de la boîte. Elle s’installa dans l’herbe et déterra ce coffre, protégé par un cadenas que son détenteur avait manifestement omis de verrouiller.

L’horreur s’engouffra en elle instantanément. Plus intense encore que cette angoisse qui l’avait dévastée durant la nuit.  Ce qu’elle venait de découvrir ne s’effacerait jamais de son esprit. Des dizaines de photos sur lesquelles se trouvaient des femmes nues et mutilées.

C’était un supplice. La plupart étaient marquées par de profondes entailles, le sang formant une sorte de flaque autour de leur corps. Elles étaient attachées sur une planche en bois. Certaines semblaient encore se débattre.

L’atrocité dans toute sa splendeur se dissimulait dans l’endroit le plus paisible que l’on pouvait imaginer. Anna ressentait la souffrance de ces femmes et leur détresse. Elle découvrit également ce qui ressemblait à des ongles, ainsi que des articles de journaux sur les disparitions mystérieuses de plusieurs femmes.

Sans crier gare, son estomac expulsa l’intégralité de sa collation matinale sur le contenu de la boîte.

Elle devait s’enfuir avant qu’il ne le découvre.

Elle replaça le coffre à sa place, tant bien que mal et se précipita vers la maison. Que faire, sans téléphone, sans papier, perdue au milieu de la forêt dans l’antre d’un psychopathe.

Elle devait regagner sa voiture et fuir.

Son cœur se glaça soudainement. Et si l’homme avait simulé cet appel et dissimulé la voiture afin qu’elle ne puisse s’enfuir ? Elle s’enfuirait à pied, par la forêt.

La douleur de sa cheville la rappela à l’ordre.

Dans sa précipitation, elle oublia la présence de la rivière et s’y étala de tout son long. Lorsqu’elle arriva devant la maison, l’eau ruisselait le long de ses vêtements et des restes de pancakes étaient visibles sur son pantalon.

Elle entendit la voiture au loin.

Il était de retour.

C’était elle désormais le héros du roman qui allait mourir et dont on conterait la vie en quelques lignes.  En apercevant Anna devant la maison, les chiens lui firent un accueil triomphant, lui ôtant toute chance de se cacher.

Il était trop tard pour fuir. Elle devait agir normalement afin que le tueur ne se doute de rien.

La voiture se gara dans l’allée. Comment avait-elle pu échanger avec lui durant tout ce temps sans déceler cette lueur maléfique dans son regard. Comment ne s’était-elle pas méfiée.

« Vous êtes trempée ! Que vous est-il arrivé ? »

Elle affirma s’être baignée dans la rivière derrière la maison.

Absorbée par son mensonge, encore moins crédible que son récit d’escapade, elle n’aperçut pas l’éclair morbide dans le regard de l’homme.

« Entrez donc vous sécher, nous appellerons ensuite votre compagnon. » Anna ne voulait pas. Tout son être lui criait de fuir.

Mais elle n’avait aucune chance. Elle était épuisée, sous le choc. Sa cheville refuserait de courir.

Les visages de ces femmes étaient gravés dans son esprit. Elles étaient partout. Eventrées sur les orchidées, entaillées sur le seuil de la maison.

Elle tata discrètement la poche de son pantalon. Le canif s’y trouvait toujours. L’homme la fit asseoir et alla lui chercher des vêtements secs.

Elle était assise sur cette chaise, face au comptoir de la cuisine. Les oiseaux, les chiens, la rivière, tous ces bruits étaient masqués par les hurlements de ces femmes mêlés au vacarme de son cœur raisonnant dans ses tempes.

L’attente était interminable. Sa respiration était difficile et le vertige la gagnait à nouveau.

Elle aurait pu fuir, se cacher dans la forêt, mais la peur la paralysait sur place. Il la retrouverait. Les chiens la trahiraient.

Les pas de l’homme se distinguèrent parmi son vacarme intérieur. Il était de retour.

Il approchait, lentement, derrière elle.

Elle ne se retourna pas. Elle fixait le comptoir en face d’elle.

Elle pensait au cerf, peut-être avait-il voulu l’avertir. Les femmes, les ongles. C’était alors ici que tout s’arrêtait, elle roulait depuis le début vers ce gouffre infernal. Chaque kilomètre parcouru l’avait conduite à ce prédateur.

Il était maintenant tout prêt.

Les pas s’étaient arrêtés. Elle sentait son souffle sur sa nuque, beaucoup moins apaisant que la brise. Glaçant.

Ses mains se posèrent délicatement sur les épaules d’Anna. « Il faut enlever vos vêtements, maintenant ».

Un cri rauque, profond, sortant des ténèbres, perça alors les airs.

L’homme avait à peine eu le temps de terminer sa phrase que le canif s’était enfoncé dans le côté de sa cuisse. Il ne l’avait pas anticipé, concentré sur la détresse de sa proie.

Anna se retourna enfin, sans se lever. Elle avait immédiatement retiré le couteau de la cuisse, n’osant s’en séparer. Le sang ne s’écoulait pas. Il jaillissait de la chair de l’homme, à un rythme curieusement régulier.

Contemplant ce spectacle, elle sentait le sang gicler sur son visage.

L’homme, muet, le regard partagé entre la stupéfaction et la fureur, se trainait vers l’extérieur de la maison. Il n’eut pas le temps d’atteindre la sortie que le canif transperça la chair de son cou. Anna avait rassemblé ses dernières forces afin de porter ce coup fatal.

Il s’écroula, la fureur semblant quitter ses yeux au profit de la terreur. La mort le gagnait à grands pas et il était impuissant.

Anna enjamba l’agonisant et se précipita hors de la maison. Elle courut à perdre haleine dans l’allée, ignorant les aboiements festifs des chiens, encore inconscients de la mort de leur maître. Les arbres semblaient la porter dans sa course. Le sang de l’homme coulait de son visage. Sa cheville se traînait. Les femmes appelaient à l’aide, enfouies dans la forêt.   

Après d’interminables minutes, elle atteignit la voiture, le souffle coupé. Elle s’enferma à l’intérieur et démarra le moteur. Ses empreintes devaient se trouver sur la boîte. La femme se doutait-elle du côté obscur de son mari ? Peut-être participait-elle ?

Anna, chassant ces interrogations, emprunta le chemin afin de rejoindre la route principale. Le soleil était désormais plus bas dans le ciel et les arbres protégeaient à nouveau la route de la lueur du jour.

Elle ne reverrait jamais Adam. Elle ne reverrait jamais son bureau. Arrivée au bout du chemin, elle choisit de poursuivre le trajet qu’elle avait interrompu quelques heures plus tôt, laissant ces temps irréels derrière elle.

La route était déserte et semblait ne jamais prendre fin, ses virages s’enfonçant dans les montagnes. Elle voulait l’entendre à nouveau. Le concert de Vivaldi envahit alors la voiture. Les instruments s’illustraient dans toute leur puissance. Elle filait à travers les arbres, libre. Les meurtres, le travail, le canif, Adam, le roman, le week-end, tout cela appartenait au passé. Le soleil se coucherait bientôt et Anna pourrait s’envoler vers une nouvelle escapade, libre d’exister pleinement.

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