Un bel après-midi d’été à Paris. Je me promène dans le Parc Montsouris. L’air est chaud, le soleil a brillé toute la journée et gorgé de sa chaleur le gazon vallonné du parc. Les enfants jouent sur les pelouses tandis que leurs parents flânent dans les allées, en les surveillant du coin de l’œil. Je vais d’un pas lent sur ces allées tant de fois parcourues depuis mon enfance. J’aime y flâner, moi aussi, même si je n’ai pas d’enfant, si ce n’est peut-être celui que je fus autrefois, à ma mémoire.
Avant de traverser le petit pont qui surplombe la voie du RER, je m’arrête un instant devant la petite aire de jeux. Combien de fois ai-je glissé sur le toboggan qui s’y trouvait jadis ? Ça a bien changé, il n’y a plus de sable en contrebas pour amortir nos chutes, mais un revêtement caoutchouté. Il y a davantage de jeux aussi. Ils sont plus colorés, modernes. Seul vestige de cette époque, ce petit rocher factice où s’entrelacent quelques routes bétonnées à flanc de colline. Les enfants grimpent vaillamment dessus ou en font le tour en imitant des bruits de moteurs. Je venais ici, moi aussi, pousser mes voitures miniatures, faire des dérapages, des accidents, imiter des crissements de pneus, des bruits de moteurs et puis repartir en de folles embardées du bout de mon bras intrépide, à mon époque. Je souris. Cela me semble à la fois si loin et si proche, me dis-je en traversant le pont pour rejoindre l’autre côté du parc.
Depuis quelques années, j’ai pris pour habitude, lorsque je traverse ce parc, de venir m’asseoir sur un banc, toujours le même, au bord de l’étang. Je ne sais pas bien pourquoi j’ai choisi ce banc, qui n’a rien de particulier par rapport aux autres. Je me suis arrêté un jour, puis un autre jour et, depuis lors, je me fais une règle d’aller m’y asseoir, toujours. Sur celui-là et pas sur un autre. C’est ma petite tradition à moi, ma petite routine de vieux garçon, mon petit repère qui me donne un peu l’impression que la vie ne change pas, que tout reste, dans l’ordre des choses, rassurant. Je pousse même le vice à m’asseoir toujours sur le même côté du banc, dans la même position, sans trop y réfléchir d’ailleurs. Mon bras se pose comme naturellement sur le rebord du banc et ma main caresse tendrement le longeron de bois prolongeant mon épaule.
Descendant la pelouse, mon banc en point de mire, je me rends soudain compte qu’il est occupé. Un homme y est assis. Assis à ma place !… Zut. Une pointe de contrariété me pique l’estomac. Que faire ? Je ne vais tout de même pas aller m’asseoir à côté de cet étranger, à côté de ma place quand-même ! Je ne peux décemment pas non-plus aller revendiquer cet emplacement, le banc est à tout le monde après-tout. Il me rembarrerait avec raison. Je ralentis donc progressivement le pas, laissant à cet incongru personnage une ultime chance de quitter les lieux, débarrasser ma place, avant mon arrivée. Mais le bougre a l’air carrément bien installé, la tête en l’air, scrutant le ciel. Il ne bouge pas. Son bras est négligemment allongé sur le dossier du banc et sa main en caresse le dessus. Mince ! Non seulement il prend mon banc, mais en plus il prend en plus ma posture, comme pour me narguer… pense-je, en m’amusant moi-même de ma remarque.
L’homme ne me voit pas. Je suis dans son dos, arrivant comme un Sioux tapi sur la pelouse. Je ralentis encore le pas, puis m’arrête, mon allure devenant ridiculement lente, à une dizaine de mètres de mon but, fulminant intérieurement de l’outrecuidance de ce perturbateur qui s’obstine à rester comme si mon banc lui appartenait. Faisant mine de contempler le lac, et arborant un air faussement détaché, je l’observe en silence. Il a les cheveux courts et grisonnants. Quasiment blancs même, avec une auréole de calvitie laissant apparaître l’arrière de son crâne, un peu comme moi d’ailleurs, mais en plus prononcé. De dos, difficile de lui donner un âge, mais à vue de nuque je dirais un bon quatre-vingts… Il porte une veste beige, une chemise blanche. Rien à dire, il a l’air propre. Ce n’est visiblement pas un clochard. « Bon allez mon gars, tu n’as pas de maison ? Tu ne veux pas rentrer chez toi ? Il se fait tard… Ton aide-soignante va finir par s’inquiéter…» monologue-je intérieurement pour forcer le trait de l’amusement et tempérer mon agacement par cette ironie salvatrice.
L’homme ne m’entend pas non-plus, évidemment. Il reste là, imperturbable, à contempler de façon pathétique les canards sur l’étang. Sans doute n’a-t-il rien de mieux à faire de sa pauvre vie de vieux à présent : regarder les canards des heures durant et piquer la place des autres sur les bancs ! Une maman et ses enfants passent à côté du banc et s’arrêtent un instant pour observer la famille canard, à leur tour. J’espère secrètement que cet intermède va déranger le vieux dans sa méditation intempestive, et qu’il va quitter enfin les lieux, mais non. Il ne bouge pas. Tout juste tourne-t-il la tête vers elle. Il lui sourit même. Le con. La maman repart. Lui ne bouge toujours pas. Je reste à distance pour l’observer, à la fois agacé mais m’amusant à présent presque du cocasse de la situation. Je ne sais pas pourquoi, mais l’homme m’est comme familier et aiguise de plus en plus ma curiosité. Je me pique au jeu d’observer son manège immobile. Sa nuque me dit quelque chose. Autre détail : sa main qui caresse le dessus du banc, un peu comme je le fais d’habitude, retient mon regard. Elle est élancée et fine, assez belle ma foi. Ses doigts tapotent le longeron de bois comme le ferait un pianiste qui se remémorerait un air, de façon tactile, sur des touches imaginaires. Je fais ça, aussi, souvent. C’est marrant. Je ne sais pas pourquoi. L’homme m’intrigue. « On dirait presque moi » me dis-je. Moi, en vieux… enfin, en plus vieux.
Moi, avec mes habitudes de parisien, qui vient sur mon banc, dans mon parc, dans mon quartier. Moi, dans une trentaine d’années, qui viendrai m’asseoir au même endroit, dans la même position, sans doute à la même heure chaque jour, comme pour refuser de voir le temps qui passe. Refuser de l’accepter. Dérisoire petite habitude solitaire, marchant dans les allées de ce parc Montsouris, tirant à ma suite mon invisible traîneau de rêves et d’espoirs déçus, mes amours mortes, mes horizons abandonnés… à scruter un moment celui de ce lac au bord duquel je me pose quelques instants. Moi et ma solitaire promenade, aujourd’hui comme demain, comme toujours.
Je sens comme une hésitation dans l’esquisse de son geste, mais l’homme, soudain, se retourne vers moi… et me regarde. Il a les yeux bleus, comme moi, un grand nez fin, mais pas très gracieux, bossu, comme moi. Son visage est ridé, et se dessinent de longues stries de ses yeux à ses pommettes. Ses joues sont creusées par les années, par les rires, les pleurs, les émotions… Les marques du temps. Sûr qu’il est vieux. Son regard est clair cependant et il ne semble pas étonné de ma présence. Comme s’il s’y attendait. À son tour il m’observe. Sa main de pianiste a cessé de tapoter le rebord du banc. Il me fait un sourire, doux, un peu mélancolique, presque timide, puis ses yeux se baissent, regardant le sol, l’herbe, d’un air lointain, comme songeur, avant de reprendre sa position initiale, un court instant, puis se lever et partir. Comme s’il avait compris qu’il fallait me laisser le banc. Enfin…
Son départ devrait me remplir de cette petite joie mesquine et ridicule de voir ma place ainsi libérée, mais je sens comme un désarroi, une gêne à présent, qui s’empare de moi. Gêne de prendre cette place qui ne m’apparaît soudain plus tout à fait comme mienne, bizarrement, depuis qu’il s’est levé. Depuis que nos regards se sont croisés. Comme si je l’avais chassé. Étrange sentiment de culpabilité. Je parcours finalement les quelques pas restants qui me séparent du banc et m’assois à sa place, ma place… jouir de ce moment tant attendu.
L’homme s’éloigne le long de l’étang, d’un pas lent, résigné. Je le regarde à mon tour. Un peu plus loin, tout en marchant, il tourne la tête et me regarde à nouveau. Un sourire mystérieux animant son visage triste m’apparaît un court instant. Un instant furtif où semble concentré la mélancolie de toute une vie. Une sensation fugace de mystère, de nostalgie intense et résolue… Puis il détourne la tête et poursuit sa marche vers le contour du lac où bientôt il va disparaître. Sa démarche, lente, est aussi très légèrement boiteuse, et ce détail achève de me convaincre de l’irréalité de cette rencontre : Je me suis cassé la hanche il y a quelques années et garde de cet accident ce léger boitillement. Le même que lui, que celui de cet homme qui s’éloigne. Ce n’est pas possible. Cela ne se peut… C’est absurde. Je me sens fébrile et interloqué. Incrédule. Je reste à mon tour le regard perdu dans le vague, sondant le clapotis du lac à la recherche de quelque réponse logique. Mais rien ne monte à la surface des profondeurs de ces eaux vertes et troubles.
Calé à l’emplacement de l’homme, le bras maintenant naturellement posé sur le dossier du banc, comme je le fais d’habitude, comme lui, je tourne la tête vers cette étrange silhouette qui s’éloigne lentement, avec son léger boitement. Je peux même encore sentir sa chaleur, traçant les contours de son corps, imprégner le mien. L’homme disparaît finalement, masqué par les buissons au bord de l’eau. Mille pensées m’assaillent comme un essaim de guêpes. Nuée absurde de points d’interrogation. Et s’il était moi ? Vraiment moi ?… Ce moi de dans trente ans. Serait-ce possible ? envisageable ? Et si le temps, par une mystérieuse circonvolution, une bizarrerie de la physique, une étrange contraction sur lui-même, s’était recroquevillé et m’avait ainsi laissé apparaître un autre moi, dans le futur ? Un moi plus âgé, qui se serait retourné alors, sentant ma présence dans son dos, se souvenant, peut-être, de cette brève rencontre, trente ans plus tôt ? Un moi sans doute alors tout aussi étonné de constater cette torsion temporelle en se revoyant ainsi, l’espace d’une étroite fenêtre entrouverte sur le passé, plus jeune de trente ans.
Aussi absurde que cela puisse paraître, cette invraisemblable hypothèse se pare ainsi d’une intangible évidence à mesure que je laisse mes idées s’y attacher, assis sur mon banc, à moi, présent, passé ou futur, je ne sais plus très bien. Je suis soudain comme empli des pensées de cet homme, de sa nostalgie terrible. J’aurais presque envie de me lever, lui courir après et le rattraper pour le voir de près… voir si… m’assurer de sa réalité… et, pourquoi pas, lui raconter mon histoire, notre histoire, incroyable… Voir si c’est bien moi, cet homme étrange, tombé du futur sur mon propre banc… Mais je n’en ai pas le courage. L’homme a déjà disparu de toutes façons, dans le contour du lac. La rencontre est impossible. Peut-être même, ce faisant, risquerai-je une subite désintégration ? Trop risqué. Alors, comme abasourdi par toutes ces questions qui assaillent mon esprit, je reste assis là, plongé dans mes pensées, que je sens un peu siennes… comme habité par le sentiment de ce vieil homme qui se retourne sur son passé, croisant sa jeune et improbable ombre, furtivement, tout au bout de sa vie.
Comme elle a passé vite sa vie. Comme elles ont filées vite, si vite, si absurdement vite, ces années, doit-il se dire, réduites soudain en un claquement de doigt, de trente ans… et le voilà alors assis sur son banc à voir le film de sa vie défiler sur le grand écran qu’est le ciel au-dessus du lac, immuable, intemporel. Qu’aurait-il bien pu faire pour ralentir sa course folle ? Cette course contre le temps qui passe. Que pourrais-je faire, moi-même, pour freiner la mienne et ne pas la voir filer, jour après jour, année après année, si incroyablement vite, si inexorablement obstinée à couler vers sa fatale issue ? Reviendrai-je, dans trente ans, m’asseoir encore sur ce banc ? Serai-je d’ailleurs toujours là ?… et si oui, rencontrerai-je alors cet homme, plus jeune, se tenant debout derrière moi sur la pelouse, m’observant l’air de rien ?
Mon regard se noie dans les reflets du lac au fil de mes pensées qui ondulent sur l’eau, coulent et s’entrechoquent en de sourds échos, lorsque une femme, accompagnée de deux enfants s’accroupit à côté de mon banc. « Oh, regardez les beaux canards !… Ils sont beaux, hein les enfants ? » dit la femme, tandis qu’un frisson me traverse soudain le cœur… Impression fulgurante d’avoir déjà vécu ce moment. Le temps s’est comme arrêté, figé en l’instant. Serait-ce possible ? Non. C’est n’importe quoi ! La femme se lève. Je lui souris et elle s’éloigne en quête d’autres canards, d’autres cygnes, ses bambins à la main.
Je reste à fixer les remous un moment, mais, tandis que mes idées s’emboîtent et se déboîtent au lent tapotis de mes doigts sur le rebord du banc, je sens insidieusement, mais de plus en plus fortement, comme une présence derrière moi, un regard sur ma nuque qui me fixe et m’attend… une silhouette, immobile, dressée au soleil, qui m’observe, en silence. Serait-ce déjà le moment ? La boucle serait-elle déjà bouclée ? Effet Larsen du temps ? J’hésite. Vais-je oser ? Vais-je me confronter moi-même à cette absurde réalité ? Vais-je oser regarder, oser vérifier ma confuse intuition ? Vais-je oser faire face à cette improbable mais possible apparition ? C’est ridicule… Pourtant il va bien falloir. Je dois savoir. Je dois voir… et, au bout de quelques minutes indécises, je me retourne enfin et…
…me réveille dans un sursaut ensoleillé, sur mon banc, au bord du lac. Tout seul. J’ai dû m’assoupir un moment, sous le chaud soleil de juillet. La gravité de ma tête tombant sur ma poitrine m’a rappelé à l’ordre. Tout cela n’était donc qu’un rêve, seulement un rêve ? Je souris. Un bien étrange rêve en vérité : Je me suis vu, aujourd’hui. Je me suis vu plus tard, plus loin dans ma vie. Je me suis croisé. Je me suis regardé dans les yeux. Je me suis même souri. Je me suis raconté en silence mes trente années de vie par un bref regard, de juste quelques secondes. Je me suis prévenu de tout ce qui allait m’attendre. Étrange. Tout cela avait pourtant l’air si réel, si vrai… malgré l’irréalisme de la situation. Encore ensommeillé, assis face au lac, je me sens à la fois soulagé et déçu de me réveiller, de revenir ainsi à la réalité. Étourdi aussi. Le soleil sans doute. La chaleur.
Je me retourne. Il n’y a personne derrière moi. Je souris. Évidemment qu’il n’y a personne : c’était un rêve. Un simple rêve. Je pose les mains sur mes cuisses et me lève lentement, presque à regrets, dépliant mon pas-encore-tout-à-fait-vieux corps engourdi. Je quitte ainsi mon banc, contournant lentement l’étang le long de cette allée, suivant les pas de l’homme mystérieux de mon rêve, sa vieille silhouette, tout en me donnant secrètement rendez-vous à moi-même, dans trente ans, sur ce même banc, mon banc, notre banc. Qui sait ?
C’était une belle journée ensoleillée de juillet. Un joli rêve. Je reviendrai demain. Je reviendrai encore, à la rencontre de ce double qui m’attend, quelque part, dans le temps.
Tiré d'un recueil de nouvelles : "Silhouettes" - Plus de détails à http://roman.laurenthunziker.com
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