Un jour, dans une famille, est né un enfant inadapté. Malgré sa laideur un peu dégradante, ce mot dirait pourtant la réalité d’un corps mou, d’un regard mobile et vide. « Abîmé » serait déplacé, « inachevé » également, tant ces catégories évoquent un objet hors d’usage, bon pour la casse. « Inadapté » suppose précisément que l’enfant existait hors du cadre fonctionnel (une main sert à saisir, des jambes à avancer) et qu’il se tenait, néanmoins, au bord des autres vies, pas complètement intégré à elles mais y prenant part malgré tout, telle l’ombre au coin d’un tableau, à la fois intruse et pourtant volonté du peintre.
Au départ, la famille ne discerna pas le problème. Le bébé était même très beau. La mère recevait des invités venus du village ou des bourgs environnants. Les portières des voitures claquaient, les corps se dépliaient, risquaient quelques pas chaloupés. Pour arriver jusqu’au hameau, il avait fallu rouler sur des routes minuscules et sinueuses. Les estomacs étaient retournés. Certains amis venaient d’une montagne toute proche, mais ici, « proche » ne voulait rien dire. Pour passer d’un endroit à un autre, on devait monter puis redescendre. La montagne imposait son roulis. Dans la cour du hameau, on se sentait parfois cerné par des vagues énormes, immobiles, mousseuses d’une écume verte. Lorsque le vent se levait et qu’il secouait les arbres, c’était un grondement d’océan. Alors la cour ressemblait à une île protégée des tempêtes. Elle s’ouvrait par une épaisse porte en bois, rectangulaire, plantée de clous noirs. Une porte médiévale, disaient les connaisseurs, probablement fabriquée par les ancêtres qui s’étaient installés en Cévennes depuis des siècles. On avait bâti ces deux maisons, puis l’auvent, le four à pain, la bûcherie et le moulin, de part et d’autre d’une rivière, et l’on pouvait entendre les soupirs de soulagement dans les voitures lorsque la route étroite devenait petit pont et qu’apparaissait la terrasse de la première maison qui donnait sur l’eau. Derrière elle, en enfilade, se tenait l’autre maison, où était né l’enfant, nantie de la porte médiévale dont la mère avait ouvert les deux battants afin d’accueillir les amis et la famille. Elle proposait du vin de châtaignes que la petite assemblée buvait, extatique, dans l’ombre de la cour. On parlait doux pour ne pas brusquer l’enfant si sage dans son transat. Il sentait bon la fleur d’oranger. Il semblait attentif et tranquille. "(...) Chap 1. L'aîné.