Âge d’or
La sensation de remonter un trésor du fond des mers. Un trésor jamais perdu. Ce trésor qui m’a faite. Je laisse glisser une à une les lettres hors de l’enveloppe brune rangée vingt-cinq ans dans ma chambre d’enfant, les voilà chez moi après la vente du pavillon de mes parents.
Depuis deux ans, je suis installée avec mon mari et mes deux enfants dans la maison au figuier. Je n’ai jamais retouché à l’enveloppe. Aujourd’hui je la renverse. Je suis la seule à avoir lu ces lettres. Ni mes parents, ni les professeurs de l’époque, ni les avocats n’ont mis leur patte dessus. J’ai tenu bon sur mon or. Je ressens de la tendresse pour cette jeune fille qui, par instinct de survie, de préservation aussi, n’a rien lâché. Avais-je la prescience du jardin secret? Je ne sais. Il y avait peut-être quelque chose de plus animal dans mon refus, de plus vital à mettre sous scellés. De quoi fallait-il se défendre ?
Je m’installe dans mon bureau après avoir déposé mes enfants à l’école. La journée est à moi. Les souvenirs sont couchés sur mon bureau, comme on dort confiant. J’ouvre la fenêtre, elle donne sur le figuier aux branches sucrées et au tronc sec. L’air se glisse dans mon chemisier, me fait frémir. Les ouvriers du chantier d’en face sont déjà à la tâche. J’ôte mes chaussures et me tiens un instant en silence, les jambes croisées sur ma chaise. J’approche le paquet de lettres, les respire. Je ne retrouve pas d’odeur particulière mais une écriture au Bic étrangement familière. Je déplie un papier rectangulaire, on dirait la photocopie d’un programme de spectacle d’élèves.
En haut à gauche le logo « Comédie d’un jour – petite pièce enfumée ».
« — Des questions? Des questions? (Tous s’en posent.)
— Pas de questions! Bon, alors, PUB! Il y a une vraie salle, des coulisses, du son et de la lumière, une affiche, un programme, une entrée payante, quelques costumes, quelques accessoires, un peu de maquillage. Tout comme au théâtre. Il y a eu des séances pour apprendre à se concentrer, à ne pas jouer de dos, à articuler, à timbrer et projeter, à libérer et contrôler. Tout comme au théâtre. Il y a des amateurs qui aiment. Comme des “pros”, parfois. Il y a 18 volontaires – de quinze ans… hélas… – entre un contrôle et une peine de cœur, un souci familial et une mauvaise tête. Aucune sélection. Atelier pour tous. Il y a un projet. Faire et montrer. Aller ensemble jusqu’au bout. Montrer quoi? Ça parle de quoi? Où est la pièce ? Où est l’auteur? Nous avons cousu des moments de travail technique, des textes. Plus ou moins bien. Comédie d’un jour. Tout fait spectacle. Un rien fait théâtre. Quand c’est à voir. F. »
Je retrouve le ton de celui qui était alors mon professeur de latin et de grec en quatrième, son goût du jeu, sa passion pour les Humanités, sa nostalgie de l’enfance. J’entends la bande-son de notre spectacle, une chanson de Paolo Conte. Come Di. « Ma cos`è la luce piena di vertigine, sguardo di donna che ti fulmina come di, come di come di antica amante vista a Napoli con lontanissimi binocoli comédie, comédie d’un jour… Mais qu’est-ce la lumière pleine de vertiges, regard de femme qui te foudroie, comme celui d’une, comme celui d’une comme celui d’une ancienne amante vue à Naples de très loin avec des jumelles comédie, comédie d’un jour… »
Une note intitulée Caroline contient des indications pour le spectacle. F. et moi avions fait connaissance en classe puis sur un plateau de théâtre. Une fois par semaine, il animait un atelier qui avait lieu le soir, en dehors du collège. À la fin de l’année, avec d’autres élèves, nous avions présenté un spectacle. J’interprétais Créon, en tee-shirt noir. Mathilde au tee-shirt rouge, élève de troisième, jouait Antigone. Dans une autre scène créée à partir d’une improvisation, je portais une robe bigarrée, des collants verts et des Doc Martens jaunes. Je mimais une scène de surprise face à un miroir. Nous nous étions rencontrés entre la comédie et la tragédie. À jouer un registre puis l’autre, j’apprivoisais sous son regard quelque chose de personnel, aussi grave que léger. Quand avais-je cessé de m’amuser avec mes poupées Barbie et de m’endormir avec ma peluche favorite, un singe râpé ? Depuis quand étais-je passée de presque enfant à presque adulte ? Ma première boum avait eu lieu deux ans auparavant, un après-midi, dans un garage plongé dans le noir. Je portais un body blanc à fleurs bleues. J’étais en sixième. Un certain Gilles aux cheveux roux, au tee-shirt sombre, à la peau parfumée de Drakkar noir m’avait offert mon premier baiser fourré au cours d’un slow mémorable, sous une boule à facettes. La féérie de l’enfance se parait de volupté. L’univers était en expansion. Durant l’année scolaire, F. me reconduisait chez moi après les ateliers de théâtre. Mes parents avaient accepté sa proposition qui leur évitait des trajets. Ça doublait le sien. J’étais assise dans sa voiture avec mes rêves, mes angoisses de collégienne, mes désirs d’ailleurs, mes espoirs, mes plaisirs et mes ambitions. Dans l’habitacle de sa Volvo, nos conversations prolongeaient l’intensité de la séance de théâtre qui venait d’avoir lieu, souvent en la commentant par le menu détail. Des instants fugitifs comme autant de faveurs accordées. C’est l’ambivalence de cet homme qui m’avait troublée dès les premiers instants; un mélange de puérilité et d’autorité, de jeu et de tendresse exquise, de charme et de virilité défendue.
Je me couchais tard ces soirs-là, pleine des mots et des émotions partagées. Notre spectacle était censé être le point final de l’année. La ponctuation peut devenir l’allié des êtres qui se découvrent. Les points de suspension disent ce qui ne veut pas finir. J’en ajoutais des lignes cet été-là. »