Le temps des féminismes

Le temps des féminismes

Essai d’ego-histoire
Peut-être suis-je devenue historienne pour ne pas parler de moi, voire pour ne pas y penser, parce que je trouvais que le moi, mon moi, n’avait rien d’extraordinaire. Le milieu bourgeois dont je venais n’avait pas beaucoup d’intérêt et je n’avais aucune gloire à en tirer. Je n’ai presque jamais tenu de journal, et n’ai jamais fait de psychanalyse, à tort peut-être… Face à quelqu’un, ma position n’est pas conflictuelle, elle est plutôt d’entendre, de comprendre les différences. J’ai toujours ressenti vivement ce sentiment d’étonnement, de curiosité. Le monde m’intéresse, la société, les changements m’intéressent et me surprennent : j’ignore ce que sera demain et j’aimerais le savoir.

En tant qu’historienne, j’ai une conscience aiguë du temps, qui est ma matière première et un objet de réflexion fondamental. Je défends qu’on ne peut vraiment comprendre une situation présente qu’en voyant sa place dans l’évolution.

Le doute

Pour des raisons personnelles peut-être, je suis encline au doute. J’ai reçu une éducation chrétienne très forte, dont j’ai été prisonnière à l’adolescence, dans les années 1940. Les religieuses de mon collège me voyaient mère supérieure un jour… Quand ma mère s’est aperçue de leur emprise sur moi, elle a été furieuse. Athée comme mon père, elle a regretté de m’avoir mise dans ce collège de filles. Moi, à ce moment-là, je trouvais qu’elle ne me laissait pas faire ce que je voulais. Puis, entre vingt et vingt-cinq ans, je suis devenue athée à mon tour. Dans les années 1950, j’ai cru naïvement au communisme et défendu l’Union soviétique avant de m’apercevoir de l’erreur terrible que cela avait été. Tout cela m’a rendue assez critique vis-à-vis de moi-même et m’a portée à la tolérance. Être tolérant, ce n’est pas tout admettre, tout mettre sur un même pied, c’est commencer par écouter, tenter de comprendre avant de récuser un argument. Donc, mes choix ont des origines existentielles, politiques.

Lorsque j’ai décidé de faire de l’histoire après mon bac, ce n’était pas en pensant aux femmes, d’ailleurs je n’étais pas féministe. Pour mes parents, il était évident que j’allais travailler, gagner ma vie. Au sortir de la guerre de 14-18, qu’il avait faite dans les tranchées, mon père avait dû abandonner l’idée de suivre des études de médecine, son propre père étant mort en 1918 de la grippe espagnole. Il me poussait, moi, sa fille unique, à faire ce qu’il regrettait de n’avoir pu faire. Il me tenait un discours d’indépendance et m’avait même donné un roman de Sinclair Lewis, Ann Vickers, l’histoire d’une femme médecin dans l’Amérique des années 1920. Lorsque l’homme qu’elle aime lui demande d’abandonner son métier pour vivre avec lui, elle refuse, en femme émancipée qui pratique même un avortement. Mon père me mettait en garde contre les hommes : « Ne te mets pas trop tôt un homme sur le dos », disait-il. Je m’identifiais à une femme indépendante et, ne rencontrant pas de difficulté particulière, je n’étais pas spécialement révoltée. À la Sorbonne de l’époque, l’atmosphère était assez égalitaire ; au centre Richelieu (catholique) que je fréquentais d’abord, puis chez les étudiants communistes, avec Jacques Ozouf, Jean Nicolas et bien d’autres, l’ambiance était à la franche camaraderie, les filles considérées tout à fait normalement. Rien ne me portait vers le féminisme.

J’ai choisi la discipline historique sans bien me rendre compte de ce qu’elle pouvait être, mais je l’ai choisie volontairement, et je lui dois beaucoup. Comme je dois beaucoup à Ernest Labrousse et à sa rigueur.
L’enseignement d’Ernest Labrousse coïncidait avec les préoccupations politiques d’une partie de la jeunesse de l’époque dont je me sentais proche. L’histoire économique et sociale, qu’il avait introduite à la Sorbonne, dominait, en accord avec l’atmosphère politique des années 1950 : c’était la reconstruction, le parti communiste était très fort, la classe ouvrière essentielle, l’industrialisation au centre de la vie. Pour moi, les ouvriers avaient pris la place des pauvres de mon éducation chrétienne, ils étaient le visage de l’inégalité. Faire de l’histoire économique et sociale, c’était m’intéresser à la classe ouvrière. Je ne pensais pas alors faire une carrière universitaire, c’est Ernest Labrousse qui m’a relancée : « Mademoiselle, ne me laissez pas tomber avec mes grèves », et a fini par me convaincre d’entreprendre une thèse sur les ouvriers en grève.

Travailler sur les femmes, je n’y songeais même pas. Certes, je trouvais qu’elles étaient dominées. Au moment de l’oral de l’agrégation, j’avais été froissée de voir que les filles passaient les épreuves incognito au lycée Victor-Duruy, alors que l’agrégation masculine se déroulait à la Sorbonne, devant un public nombreux et un jury présidé par le grand historien de l’époque, Fernand Braudel.

Le titre de ma thèse, qui est devenue un livre, Les Ouvriers en grève, n’est pas étonnant : à l’époque que j’étudiais, la fin du XIXe, la grève était un acte viril. Les femmes y étaient minoritaires, tout comme dans les usines, les ouvriers considéraient qu’elles n’y avaient pas leur place. Dans ma thèse, j’ai consacré quelques pages aux femmes grévistes, mais aussi aux compagnes et aux épouses des ouvriers. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à réfléchir sur ce que l’on appelle aujourd’hui le genre, dans le travail. Mais curieusement, mon point de vue était plutôt masculin. La partie consacrée aux grèves des femmes se termine par une appréciation bien condescendante : « Un univers de défaite et de soumission. » Plus tard, j’ai évidemment révisé ce jugement.

Retrouver des traces, surtout au sujet des femmes, peut se révéler difficile, j’en ai fait l’expérience. Dans les années 1970, en préparant ma thèse sur les ouvriers en grève, j’ai pris connaissance du travail d’une sociologue, Madeleine Guilbert, dans Les Femmes et l’organisation syndicale avant 1914. En écrivant cet ouvrage fondé sur le dépouillement des congrès ouvriers, elle avait remarqué qu’un seul texte de femme issu d’un de ces congrès avait été publié, celui de Lucie Baud, en 1907, dans une revue socialiste. J’avais retrouvé ce texte remarquable et dix ans plus tard, en 1978, il a illustré le parcours d’une femme ouvrière dans un numéro sur les travaux des femmes du Mouvement social, la principale revue d’histoire sociale à laquelle je collaborais. En Isère, dont elle était originaire, un ancien instituteur, Gérard Mingat, a alors commencé des recherches sur Lucie Baud, épluché l’état civil, recherché sa tombe dans les cimetières, retrouvé son petit-fils. Son travail d’enquête a été publié dans une revue locale, Mémoire du pays de Vizille. Puis, bien des années après, j’ai à mon tour effectué un travail de terrain et retracé la vie de cette militante dans Mélancolie ouvrière.

Le devenir femme et le devenir féministe

J’ai eu beaucoup de chance : on ne m’a jamais dit que j’étais inférieure aux hommes, au contraire. J’ai été soutenue par mes parents, par mon père notamment, puis portée par ma propre histoire, par mon milieu, mon couple… Je voulais simplement être l’égale des hommes, pas différente. Ma génération ne revendiquait pas le féminin, qui nous avait enfermées. À la limite, nous voulions le dissoudre et être comme les hommes, avoir les mêmes droits.

Quand j’y réfléchis, j’étais un peu aliénée au monde des hommes. Je voulais me libérer du modèle féminin, adhérer au monde masculin, et je trouvais des hommes qui me soutenaient. Plus tard, je me suis rendu compte de ce que cela pouvait représenter comme faiblesse, et comme acceptation. J’ai progressivement pris conscience du fait que j’étais dans un monde sexué et que la domination masculine existait. J’ai compris combien il était difficile, collectivement, de changer les rapports quotidiens, les représentations, les systèmes de pouvoir. Être une femme libérée, ce n’est pas si facile.

À sa parution, en 1949, j’avais lu Le Deuxième Sexe de façon hachée parce que j’étais en train de passer l’agrégation et disposais de peu de loisirs. En le reprenant plus tard, je me suis aperçue que ce qu’écrivait Simone de Beauvoir et sa personnalité même correspondaient à ce dont j’avais besoin. L’idée du « devenir femme » – « On ne naît pas femme, on le devient » – a guidé ma réflexion et mon cheminement, tout comme sa vie très libre et son engagement contre les injustices. Là se situe mon éveil au féminisme, sans que j’aie imaginé un seul instant que l’histoire des femmes allait plus tard constituer l’essentiel de mon travail d’historienne.

68, le Mouvement de libération des femmes et l’effervescence des années 1970 furent les véritables déclencheurs… On ne naît pas féministe, on le devient.
Je revendique le féminisme comme mouvement historique et mouvement de pensée toujours actuel, qui conteste la domination masculine, cherche à établir l’égalité entre les sexes et la liberté des femmes. Il reprend la vieille devise révolutionnaire, en remplaçant parfois « fraternité » par « sororité », et produit une pensée riche et féconde grâce à ses nombreuses théoriciennes.
En 1961, dans le laboratoire de recherche auquel j’étais rattachée, j’étais la seule fille parmi les assistants et maîtres-assistants. Dans les réunions communes, les professeurs disaient « Messieurs ». J’étais là, dans mon petit coin, et jamais on ne m’a dit « Madame », ce qui du reste m’importait peu et m’amusait. C’était un univers masculin. La Sorbonne était un lieu de savoir : j’avais du respect pour ses professeurs, certains pleins d’attention pour leurs élèves, d’autres plus lointains… Mais tous se conformaient à la structure du cours magistral où l’on venait pour entendre, jamais pour discuter. Dans les années 1960, cette disposition verticale a commencé d’être contestée : les étudiants ne voulaient plus de ces cours magistraux. Et en 1968, pendant un mois et demi, toutes les salles de la Sorbonne ont été occupées par des groupes qui affichaient leurs sujets de débats : on y venait ou pas, dans une liberté totale. Il y avait de nombreux échanges, politiques bien sûr, mais aussi autour de la réforme de l’université par exemple. On réclamait une nouvelle université, d’autres formes d’enseignement, d’autres formes de valorisation des savoirs… La saturation des universités avait été l’une des raisons de l’embrasement de 1968. Assisté de François Furet, directeur d’études à l’EHESS, le ministre de l’Éducation nationale, Edgar Faure, a alors travaillé à la création de nouvelles universités pluridisciplinaires, parmi lesquelles Paris VII (Jussieu) et Paris VIII (Vincennes).

Ce fut une période extraordinaire. Le mot d’ordre était « Organisez, créez ». À la Sorbonne, on demandait aux enseignants où ils voulaient travailler, ce que l’on n’avait jamais demandé à personne. J’y étais déjà maître-assistante mais j’avais envie d’autre chose : j’ai opté pour Jussieu, avec Emmanuel Le Roy Ladurie, en attente du Collège de France, et Jean Chesneaux, spécialiste de l’histoire de la Chine.

L’université de Jussieu a été très soutenue par les historiens progressistes, notamment ceux de l’École pratique des hautes études (EPHE), François Furet et Pierre Vidal-Naquet au premier chef. Il y régnait un grand bouillonnement intellectuel, associé à un travail considérable. Il fallait tout organiser, les cours, les unités de valeur… sans savoir exactement quel serait le public de l’université. Un certain nombre d’étudiants de la Sorbonne, les plus militants, les plus ouverts, qui avaient « fait Mai 68 », choisirent alors de rejoindre ces nouveaux établissements. Ce fut un moment assez unique de brassage des enseignants, des étudiants et l’avènement d’un modèle original d’enseignement.

Au début des années 1950, l’égalité n’existait pas encore, même si elle gagnait du terrain, notamment dans les milieux intellectuels et progressistes. Les célibataires avaient alors beaucoup plus de droits que les femmes mariées : quand j’ai commencé à enseigner, mon salaire était versé sur mon compte-chèques. Après mon mariage, en 1953, il a fallu que mon mari signe les chèques. Ça le faisait rire, lui qui était un homme totalement égalitaire… Dans notre couple, il n’y avait pas de problème, encore que… J’avais obtenu mon permis de conduire avant mon mari, qui avait été collé et en avait été très malheureux. Mais lorsqu’il a pu conduire, j’ai eu du mal à reprendre le volant !

En fait, j’étais comme privilégiée ; dans les années 1950 j’avais pris conscience de ma condition de bourgeoise ; dans les années 1970 j’ai pris conscience de ma solidarité avec les autres femmes. Alors je me suis sentie vraiment féministe, et j’ai fait partie de cette lame de fond qui bouleversait la société française. Au fil des ans, j’ai été témoin et actrice. Cela ne va pas toujours ensemble, il y a des moments où l’on est surtout dans la rue, d’autres où l’on est surtout dans son bureau. Certes, la protestation, l’action élémentaire, est fondamentale, c’est la preuve physique, matérielle d’un engagement. Mais dans une manifestation, je suis d’abord citoyenne : je n’ai jamais voulu apparaître comme une idéologue du mouvement, ni comme une militante.

Je suis historienne, et féministe. La nuance est très importante : je ne suis pas une historienne féministe, je ne sers pas de cause, même si le féminisme a joué un très grand rôle dans ma vie. Je récuse l’idée d’une histoire « au service de ». Le métier d’historien a des exigences, disait Marc Bloch, il ne faut pas tout confondre. En tant qu’historienne, je ne porte pas la parole : j’essaie de la faire entendre, de la révéler, mais mon rôle s’arrête là.
Lorsque j’avais voulu m’intéresser aux ouvriers, comme beaucoup d’étudiants de ma génération, c’était parce que la question sociale était primordiale. Mais contrairement aux communistes, je ne voulais pas faire l’hagiographie du monde ouvrier. J’avais rédigé un petit texte sur la grève de Decazeville, en 1886. En général, à la fin du XIXe, les ouvriers ne se montraient pas aussi violents. Cette fois-là pourtant, ils tuent un ingénieur : dans un mouvement de foule, ils envahissent la pièce où il se trouve et le défenestrent. Quand sa mort est constatée, ils n’expriment pas de regrets et prétendent avoir « tué l’exploiteur », transformant sa mort en un haut fait du mouvement ouvrier. Des ouvriers sont alors traduits en justice parce qu’ils ont tué et il y a, dans les journaux ouvriers de l’époque, notamment Le Cri du peuple de Jules Vallès, des souscriptions pour les enfants des « justiciers ». Les ouvriers envoient un sou, dix sous, joignant à leurs oboles des messages très variés. J’avais pensé que décrypter ces messages pouvait se révéler intéressant pour comprendre la pensée des ouvriers révoltés. C’était un beau sujet, que les communistes m’ont dit vouloir publier. Mais dans mon texte, j’avais écrit que, lors de leurs réunions au cabaret, les ouvriers de Decazeville buvaient trop, qu’ils étaient parfois pris de boisson. Le directeur des Éditions sociales, Robert Brécy, a approuvé cette notation mais ses supérieurs communistes ont déclaré que la classe ouvrière avait toujours raison et que je devais retirer mon observation. J’étais sidérée. J’avais aussi vaguement critiqué Lénine, ce qui était impardonnable. J’avais donc le choix entre gommer ma phrase ou laisser tomber. Le texte ne fut jamais publié. Pourtant, le peuple n’a pas toujours raison, et les femmes non plus. Le fait d’être victime ou dominé n’autorise pas tout.

Au début des années 1970, je me suis interrogée sur l’écart entre mes prises de position militantes et mon mutisme sur les femmes dans mon enseignement. Je demeurais fidèle à l’histoire économique et sociale, parlais des ouvriers, des enquêtes sociales, mais pas des femmes. C’est alors qu’avec d’autres historiennes, Pauline Schmitt-Pantel, Arlette Farge, Christiane Klapisch-Zuber, Nancy Green et Cécile Dauphin, nous nous sommes engagées dans un travail d’appropriation. À l’École des hautes études, nous avons créé un séminaire et décidé de lire tout ce qui avait été produit dans le domaine de l’anthropologie et de l’histoire des femmes. Nous avions le sentiment de manquer d’instruments de réflexion et pensions que, sur ce plan, les historiennes anglo-saxonnes, américaines surtout, étaient bien plus en avance que nous. Mon amie l’Américaine Joan Scott3 a participé à ce séminaire. Après avoir travaillé sur le mouvement ouvrier, en particulier sur les verriers de Carmaux, elle a consacré son travail aux femmes. En 1978, elle a publié aux États-Unis Women, Work and Family. Ce fut une rencontre capitale parce que nous avions le même parcours intellectuel. Dans son livre, elle accordait une importance particulière au travail ; pour moi qui venais de l’histoire du travail, c’était aussi tout à fait essentiel.

Jusque-là, mes amies femmes étaient mes amies d’enfance, rencontrées au cours Bossuet où j’avais été élève. Mais nous avions eu des destins différents. La plupart n’avaient pas passé le baccalauréat et n’avaient qu’une idée : trouver un mari qu’elles aimeraient, car elles attachaient une grande importance à l’amour, en ayant conscience des concessions inévitables à faire, et elles y étaient prêtes. Dans notre éducation, l’idée de l’acceptation était fondamentale. J’avais suivi une autre voie, j’étais partie, je les avais quittées. Doucement, j’ai perdu de vue ces amies d’enfance. À Caen, j’ai eu la chance de rencontrer Nicole Le Douarin, grande biologiste, et Mona Ozouf, devenues des amies pour la vie. C’est alors que j’ai vraiment découvert l’amitié féminine. Et j’ai trouvé ça formidable. Dans nos relations, il y avait une liberté de parole, beaucoup de décontraction, beaucoup de joie. Les féministes des années 1970-1980, étaient drôles, leurs slogans (Le torchon brûle…), leurs banderoles aussi. Nous nous amusions beaucoup.

Médiation

J’ai toujours distingué mon engagement féministe et mon travail d’historienne. L’histoire est un instrument de compréhension, de recherche d’une vérité, c’est un exercice ambitieux et exigeant. Elle donne des instruments pour critiquer, et aussi pour penser contre soi-même. Une position peut être démentie par l’étude des faits : il faut se défier de soi, admettre qu’on peut se tromper.
L’historien est le médiateur de la parole. Il la fait apparaître, sortir de l’obscurité, la rend publique. Son rôle n’est pas d’être un porte-parole militant : l’histoire, ce sont des faits, des événements, que le rôle de l’historien est de chercher et comprendre. Néanmoins, je sais bien que celui qui écrit l’histoire est aussi le produit de son temps. La prise en compte des événements change avec la manière dont on les regarde.

Chacun d’entre nous est situé : dans un temps, un milieu, une génération. On parle toujours de quelque part. L’histoire ne peut prétendre au statut de science, elle reste un art, mais avec une exigence de vérité. Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, les historiens considéraient qu’il fallait s’emparer d’outils scientifiques pour chercher le vrai. Mais ils ne se posaient pas la question d’eux-mêmes comme sujets. Or il est nécessaire de commencer par un travail sur soi-même : chercher à savoir qui on est, d’où l’on parle, se demander pourquoi on a choisi l’histoire et tel ou tel sujet, comment on regarde les sources du passé, avec quelle formation. Après la Seconde Guerre mondiale, les historiens sont devenus de plus en plus conscients de leur démarche et, à partir des années 1970, ils se sont posé la question de manière plus systématique. Quand Pierre Nora suscite les Essais d’ego-histoire, sa question est : « Pourquoi faites-vous de l’histoire ? Et pourquoi avez-vous fait l’histoire que vous faites ? » C’est caractéristique de la question de la situation posée par Sartre. L’ego-histoire découle à la fois du sartro-marxisme et de la psychanalyse.

Le legs du passé s’apparente à un dépôt géologique, à ces strates qui constituent le socle de la Terre depuis des millénaires. Si l’on atteint bientôt le permafrost parce que les banquises sont, hélas, en train de fondre, on va, dit-on, y découvrir des composants encore inconnus. Le message évolutionniste de Charles Darwin est toujours très actuel : on ne naît pas de rien, même si on le croit. Nous, historiennes et historiens, parlons du passé, de son legs, et cherchons à savoir comment étaient structurées les sociétés du passé entre les hommes et les femmes. Apparemment oublié, le passé subsiste et se transmet, sans que l’on comprenne toujours le processus de transmission. Montrer, rechercher les origines d’un fait, comprendre comment il s’est produit à travers le temps, chercher les similitudes et les différences, tel est le rôle modeste de l’histoire. Toute innovation, tout événement, recombine des éléments passés et contemporains, et produit de l’inédit.

L’histoire en train de se faire est la plus difficile de toutes. On dispose à la fois des éléments du passé et des éléments transformateurs, mais rien n’est déterminé, à l’inverse de ce qu’affirmait le marxisme. Comme l’écrit Jacques Monod dans Le Hasard et la Nécessité, il ne faut pas minorer les effets du hasard. De la même façon, le travail d’un historien n’est pas immuable. Ceux et celles qui s’en saisissent vont le reprendre, le réinterpréter, le redécouvrir, parfois même l’oublier pour se le réapproprier… Les livres que j’ai écrits peuvent servir à de jeunes féministes. Elles vont porter sur eux un regard critique, y voir d’éventuels oublis : c’est à elles de s’emparer des thématiques qui les composent et de les transformer en fonction de l’évolution de la société.

Le récit historique est un instrument critique. Il participe à la déconstruction des évidences et à l’émergence d’objets nouveaux, en rapport avec des questions et des perceptions nouvelles. Ainsi la manière dont on traite les enfants. Pendant très longtemps, battre un enfant était presque normal. Une taloche… Ma grand-mère me donnait des taloches, pas bien méchantes, un aller et retour comme elle disait. Ma mère considérait que battre un enfant était horrible et qu’il fallait toujours protester, mais elle était un peu isolée. Aujourd’hui, c’est devenu intolérable, révoltant pour la majorité des gens. L’évolution est similaire concernant les animaux, au point qu’on hésite aujourd’hui à manger de la viande. On pourrait multiplier les exemples de changement rapide de sensibilité. Pendant des millénaires, les gens auraient été surpris que l’on critique la peine de mort.

L’histoire est-elle subjective ? En partie, par le regard que l’on porte. Si j’ai décidé un jour de faire l’histoire des femmes, ce n’était pas anodin. Mais la formation historique telle qu’elle s’est élaborée et renforcée au XIXe, puis surtout au XXe siècle, implique une exigence de rigueur. L’histoire n’est pas la littérature, même si elle peut s’appuyer sur elle. Chercher des sources, c’est ce que Marc Bloch appelait le métier d’historien. (...) »

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