L'ancien calendrier d'un amour

L'ancien calendrier d'un amour

Au mois d’août 1913, Valdas allait avoir quinze ans et c’est alors que les décors du monde tombèrent.
Tout paraissait pourtant si calme à l’Alizé, la grande maison de son père, Guéorgui Bataeff, une bâtisse mauresque (« tatare », disaient les jaloux), agrémentée d’un vaste jardin et de plans d’eau, « à l’andalouse ». La Crimée vivait dans une lenteur agréablement provinciale et seuls les jeunes invités des Bataeff apportaient de l’excitation – électrique – le mot devenait alors à la mode. Le père recevait des artistes et des avocats libéraux, ses confrères.

Les soirées se terminaient tard, les vins de Crimée se mêlaient aux alcools venus de France et d’Italie, répondant au chassé-croisé des langues européennes qui résonnaient sur la terrasse. Valdas n’était plus renvoyé dans sa chambre, comme les étés précédents. « Ça y est, je suis adulte ! se disait-il. Ils ne pourront plus rien me cacher… »

Dans ce que les autres auraient voulu dissimuler, il y eut ce regard : au milieu des invités, sa belle-mère, Léra, bien plus jeune que le père de Valdas, échangea un coup d’œil avec Tomine, un peintre connu pour son « fauvisme ». Une brève rencontre entre leurs yeux – un enlacement visuel, un aveu plus certain qu’un baiser…

Léra démentait les clichés d’une marâtre maltraitant l’enfant « du premier lit ». Elle se montrait d’une vraie tendresse et Valdas, qui avait perdu sa mère quand il avait six ans, s’était épris de cette nouvelle présence – enjouée, hospitalière, festive.

En épousant Léra, le père avait lui-même rajeuni, oubliant la mort de son épouse, une baronne balte – d’une beauté glaciale, hiératique, celle d’un « camée de nacre », selon le poète Lévitsky. Une « beauté d’orchidée à la tige brisée », soupirait l’un de ses sonnets « décadents ».

Le prénom lituanien, Valdas, fut l’héritage que la mère avait laissé à son fils.

Le regard échangé entre Léra et Tomine marqua la première faille dans l’unique existence que Valdas connaissait : la vie de leur famille dans un vaste appartement à Saint-Pétersbourg, ses études dans le meilleur lycée de la ville (parmi ses condisciples, on comptait un neveu du tsar !), le pas pesant de l’empire qui ne tolérait pas la moindre perturbation.

Plusieurs rêves tentaient Valdas : une carrière militaire, la bruyante camaraderie estudiantine, ou encore le passe-temps de la bohème qui gravitait autour de sa belle-mère. C’était surtout le déguisement qui l’attirait – l’uniforme de la garde impériale, sinon l’élégant manteau, galbé et galonné, des étudiants. Ou bien, cette veste de velours violet que portait Tomine.

Valdas écrivait des vers qui disaient son impatience de vivre, sa fébrilité de futur amant et, encore davantage, l’attente d’un renouveau pour sa patrie assoupie, du « progrès » que clamaient leurs invités.

Mais en cette année 1913, le pays paraissait plus figé que jamais. Le grand jubilé du tricentenaire des Romanoff le confirmait : Nicolas II ne trouva rien de mieux que de s’affubler en tsar du dix-septième siècle ! Les appels au « renouveau » résonnèrent alors avec une aigreur dépitée.

Les vacances en Crimée calmaient l’irritation des novateurs. Dans la belle villa Alizé, le père oubliait ses plaidoiries et la jeune Léra concoctait de savants panachés d’invités, mêlant les vieux birbes, parmi la clientèle de son mari, et les artistes, prudemment rebelles.

Dans les dîners, le choix de vins dépassait ce qu’on pouvait trouver à Saint-Pétersbourg, le poisson était livré vivant, les baignades donnaient aux corps un reflet d’Italie et d’Espagne. Et les conversations sur la nécessité du progrès, adoucies par le farniente, devenaient ironiques : sur le même littoral, le tsar Nicolas goûtait à la villégiature, dans son palais de Lévadia. Il s’y prélassait en compagnie de son épouse Alexandra, une Allemande neurasthénique haïe par le peuple. » (Début du Chapitre 1)

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