La demeure du vent

La demeure du vent

Une toute petite feuille, si petite que ses cils visqueux l’empêchent de la voir dans l’éclat du soleil de midi.

Une petite feuille d’arbre, rien de plus. Une feuille d’arbre verte, nervurée, qui lui voile les yeux comme de la gaze lorsque lentement, péniblement, il remue les paupières. Une feuille d’arbre qui adhère à ses longs cils collés par la boue. Une feuille d’arbre qui l’empêche de voir distinctement, surtout avec ces grains de poussière qui nagent dans le liquide de ses yeux, lui causant irritation et douleur. S’il parvenait à reprendre le contrôle de ses paupières pour ouvrir les yeux, la feuille tomberait à l’intérieur de l’œil gauche.

Le monde entier se ramène à cette feuille. Il n’y a pas un bruit, pas une odeur. Quant à son autre œil, il ne le sent pas. Est-il seulement capable de voir ? Peut-être. Mais a-t-il même un corps ? Et si oui, pourquoi n’en a-t-il aucune sensation ? La conscience qu’il a de son corps ne va pas au-delà de ce vague halo de lumière hachuré de bandes noires. Peu importe qu’il s’agisse de ses cils ou de ses cauchemars, de toute façon c’est comme une chape d’obscurité qui l’enferme en lui-même. Il chute dans l’inconnu d’un gouffre profond où la gravité n’a plus cours, tout juste perçoit-il le balancement de sa tête dans le vide. Seraient-ils en train de le descendre au fond d’une tombe ? S’agit-il de son enterrement ? Et cette tête, est-ce bien la sienne ?

La feuille a fini par glisser, dégageant sa vision et lui révélant la présence d’un œil : son œil, suspendu dans l’air pour observer la descente d’un corps au fond d’une tombe. Le corps en question, enfermé dans un cercueil, lui est invisible, mais il est certain que c’est le sien. La fosse n’est pas assez profonde pour qu’il soit effrayé par la chute, mais suffisamment pour permettre la décomposition du cadavre une fois recouvert de terre.

Un œil unique, donc.

Faisant cercle autour de la fosse, une troupe de fantômes humains. Il savoure la sensation d’être suspendu dans le vide, et aperçoit les racines des herbes délicates entremêlées aux différentes couches de terre, des racines blanchâtres, tantôt fines, tantôt épaisses, écrasées par les pelles en action. Il hume, depuis l’extrémité des racines, la senteur de l’aube, et remarque des chenilles chutant sur les bords du cercueil. Il se rappelle leur texture gluante lorsqu’il les saisissait entre ses doigts… Où donc cela se passait-il ? À quel moment de sa vie a-t-il fait collection de chenilles, qu’il alignait sur un large rocher avant d’organiser entre elles une course ? Il ne sait plus, mais cette image des larves se tortillant, qui se présente à son esprit tandis qu’il poursuit sa descente, le rassure un peu.

À cet instant, le panorama s’élargit pour englober le cimetière mitoyen du maqam1, avec son arbre géant. C’est donc ici qu’il est. Mais que désigne cet « ici » ? Cela confirme qu’il est bien lui-même et non un autre, il ne s’est pas dissocié de sa présence au monde, et dispose de toute sa capacité d’observation. Il se perçoit comme un œil doté d’une vision acérée.

Il remarque les femmes qui se sont rassemblées dans le cimetière derrière les hommes, leurs têtes ceintes de coiffes blanches. L’une d’elles se détache du groupe et, faisant glisser son fichu blanc au bas de sa tête, s’avance en direction des hommes. Arrivée parmi eux, elle les bouscule et pousse des cris.

Sa mère. Comment a-t-il su que c’était elle, alors que ses traits sont brouillés ? Ainsi donc, il aurait une famille ? Mais l’information ne lui arrache aucune émotion. Il est comme un oiseau qui plane, les toisant depuis les airs, sans vraiment être un oiseau puisqu’il est un œil. Un œil unique, pas même une paire d’yeux ! Un œil capable de voir en trois dimensions. L’œil qu’il est plane au-dessus du cimetière du village – son village – et se voit en train d’être descendu au fond de la fosse.

Il entend des sanglots et distingue la silhouette floue d’une femme. Il devine, à la façon qu’elle a de se déplacer – cette démarche burlesque qui lui est si familière – et à ses contorsions, qu’il s’agit de sa mère. Il perçoit des youyous et des gémissements, des rafales de balles et des chuchotements, bruits qu’il était accoutumé à entendre lors des enterrements. Cependant ce ne sont pas les lamentations et les pleurs habituels, ni le spectacle coutumier des femmes en train de se fustiger et de s’arracher les vêtements.

Il se fait la réflexion que cette scène ne lui est pas inconnue, qu’il y a déjà assisté dans un passé indéterminé, avec cette différence que les hurlements et le tumulte qui ont éclaté par la suite étaient d’une autre nature. Voici son père, et puis sa sœur enceinte qui porte le deuil de son mari. Mais sa vision est floue, car il flotte dans les hauteurs bien au-dessus d’eux, sans pouvoir se poser au sol : il est un œil suspendu dans les airs, qui chercherait vainement à perdre de l’altitude pour déterminer s’il s’agit de son propre enterrement ou de celui de son frère.

Il ne peut s’approcher plus près pour voir quelle est cette tombe, entravé qu’il est par des cordes invisibles qui le retiennent en hauteur, tandis qu’au-dessous de lui les familles endeuillées prennent part aux funérailles avant de se disperser. Leurs lèvres remuent mais lui n’entend aucun son, il voudrait crier, leur dire qu’il est là, qu’il n’est pas mort, plus encore qu’il refuse de mourir ! Il voudrait leur crier que le corps qu’ils ont fait descendre dans la fosse doit être celui de quelque monstre, ou simplement celui d’un inconnu qui n’est pas lui, mais personne ne l’écoute.

Pas de doute, cet enterrement lui est familier, la seule chose qu’il n’arrive pas à identifier, pour sa plus grande frustration, c’est si le défunt est son frère ou lui-même. Jetant un regard à la ronde, il aperçoit d’autres yeux entravés par des cordes invisibles qui les maintiennent dans le ciel, des yeux qui scrutent les nombreuses tombes dispersées dans les montagnes dominant la mer. L’espace d’un instant, il se sent étranglé, mais se rebelle presque aussitôt contre cette idée absurde : comment un œil pourrait-il être étranglé ?

Il est réduit à un simple œil observant cette fosse. Il parvient enfin à entendre la mélopée de sa mère. Oui, c’est sa voix ! Celle-ci forme tantôt un chant, tantôt un gémissement aigu. Il voit bien qu’elle crie, qu’elle hurle son nom, mais il n’entend pas. La voix s’étouffe aussitôt que sa mère ouvre la bouche pour appeler son fils. Elle lève les yeux vers le ciel, comme si elle savait qu’il l’observe.

Si sa mère le cherche désespérément ainsi, c’est sans doute qu’il est mort, et que ce qu’il voit planer dans le ciel est son âme. Il tente de siffler, nul doute qu’elle le reconnaîtra à son sifflement, mais il n’est qu’un œil, plus même apte à siffler tel un colibri comme il en avait l’habitude autrefois. Il distingue clairement le drapeau tricolore – rouge, blanc et noir – avec au milieu les deux étoiles, mais la couleur de celles-ci lui échappe. »

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