Comédie d'automne (Littérature Française)

Comédie d'automne

Ses manières courtoises, un peu surannées, détonnaient dans le quartier populaire de la rue de Flandre. Jamais il ne saluait une femme sans ôter sa casquette de tweed, ni l’hiver ne serrait une main sans retirer son gant. Il s’effaçait toujours au moment d’entrer sous l’auvent du kiosque si quelqu’un se présentait en même temps que lui, et d’un geste du bras cédait volontiers son tour. De même proposait-il spontanément ses services pour se saisir d’une revue glissée dans un casier haut perché, que réclamait un client aux bras trop courts, évitant au vendeur de journaux de sortir de sa cahute avec son escabeau pliant, car il était assez grand, ce qui ne se laissait pas deviner au premier coup d’œil tant il marchait le corps penché en avant, comme on aime à se représenter les penseurs, ou les gens porteurs d’une histoire trop lourde, ou les myopes qui perdant l’habitude de regarder au loin prennent pour repère, non l’horizon qui est la zone des brouillards, mais ce chemin de relative netteté à leurs pieds. Avant de reconstituer par morceaux la fresque de sa vie essaimée au long des sept années de nos conversations au kiosque, le plus probable était d’attribuer à la myopie sa démarche pensive.

Les lunetiers n’avaient pas encore obtenu cet affinement des verres qui évitera bientôt aux myopes de donner l’impression de regarder le monde à travers des fonds de bouteille, et nous de les dévisager comme si nous les apercevions dans des jumelles retournées tant leurs yeux rapetissent derrière une double épaisseur de verre. Parfois, pour déchiffrer des caractères qu’il ne parvenait pas à lire, il lui arrivait de retirer ses lunettes et d’approcher le journal à quelques centimètres de ses yeux. La myopie autorise cette vision rapprochée quand la presbytie demande des bras interminables, mais dans son cas, et bien qu’il ne fût pas jeune, il ne restait plus beaucoup de distance entre la feuille de papier et son visage. Débarrassé de sa monture aux branches métalliques dorées, c’était un autre homme alors qui apparaissait. Paupières plissées, sa figure au teint parcheminé semblait privée de relief. On distinguait à peine la couronne blanche de ses cheveux coupés ras. Et cet effet monochrome était accentué par sa calvitie protégée du soleil par sa casquette, que son geste d’approcher le journal de ses yeux l’obligeait à retirer en même temps que ses lunettes. Ce n’était évidemment pas un homme d’extérieur, et ses mains, quand il venait déganté à la belle saison, ne dénonçaient pas non plus une vie de rude labeur. On les imaginait plutôt tournant délicatement les pages et glissant un signet avant de refermer l’ouvrage. Ce qui s’imposait immédiatement à l’esprit quand on avait la chance de converser avec lui.

C’était un homme d’une vaste érudition. Son apparence physique et vestimentaire le renvoyait à cette figure du lettré telle qu’on la concevait encore à cette époque, nourrie d’humanités et férue d’histoire, du moins de cette conception particulière de l’histoire qui s’autorisait un saut de plus d’un millénaire entre l’effondrement de l’Empire romain et le Grand Siècle, l’entre-deux étant perçu comme une zone de ténèbres. Ce qui eût suffi, cette imagerie, à l’asseoir sur le banc d’une bibliothèque poussiéreuse au milieu de livres à reliure de cuir, s’il n’avait marqué un intérêt passionné pour l’actualité du monde qu’il suivait avec assiduité et sur laquelle il livrait des commentaires d’une grande sagesse politique. Il disait consacrer chaque jour deux heures pleines à la lecture de son quotidien du soir, de la première à la dernière ligne, annonces nécrologiques comprises, dont la formulation et parfois les noms lui rappelaient son milieu d’origine, ce qu’il confia plus tard en même temps que son goût pour la généalogie.

Cette attention méticuleuse aux événements, pour peu qu’on cherche à en démêler les tenants et les aboutissants, exige du temps et une large disponibilité d’esprit, difficilement compatible avec des horaires surchargés et les mille contraintes d’une vie de travail. Mais du temps, visiblement il en avait. Un temps choisi, non imposé par les vicissitudes du marché de l’emploi. Pas une seconde on ne l’imaginait en chômeur de longue durée dont il ne partageait pas l’air abattu et résigné, presque honteux, celui-ci s’approchant timidement du kiosque, rôdant autour des journaux de petites annonces, demandant la permission de les consulter faute d’avoir les moyens de les acheter, recopiant après autorisation du marchand celles qui lui semblaient correspondre à ses qualités, et replaçant le quotidien replié d’un geste las dans son casier, tout en affichant déjà son renoncement quant à la probabilité que sa prochaine démarche fût couronnée de succès.

Il y avait parfois des surprises au kiosque, mais d’une manière générale les gens achetaient ce à quoi l’on s’attendait. Le système de classes se laissait lire assez facilement. Comme le quartier était majoritairement populaire avec sa foule d’immigrés et d’exilés, les lecteurs du Monde tendaient à se distinguer par leur mise, leur esprit, leur vocabulaire. Ils avaient parfaitement conscience par le choix de leur « quotidien » de constituer une sorte d’élite intellectuelle, répugnant à choisir un autre journal quand leur favori manquait, au lieu qu’un habitué du Parisien ne voyait pas de grandes remises en cause idéologiques à se rabattre sur France-Soir, de même que les turfistes haussaient les épaules d’un air d’indifférence quand on leur proposait par défaut une autre feuille de pronostics. Celle-là ou une autre, tous des menteurs, concluaient-ils.

Le complexe immobilier des Orgues de Flandre, dont la plus haute tour s’élève à plus de cent mètres et qui avait été achevé quatre ans avant l’installation du kiosque, abritait en majorité des fonctionnaires qui ne se seraient pas risqués jusqu’alors à investir dans un arrondissement vétuste et aux rues peu sûres. C’est pour les attirer qu’on avait créé cet ensemble. Ils étaient des sortes de pionniers, préparant et annonçant dans un fort avancé de béton l’embourgeoisement intégral de la capitale. Sans doute pour les convaincre avait-il d’abord fallu les rassurer. Les bâtiments forment une enceinte quasi close et on y entre par la porte dite des Flamands. Datée de 1850, vestige d’une ancienne cité ouvrière, cette arche ressemble, en moins volumineux et dépouillée d’ornementation, aux portes Saint-Martin et Saint-Denis. Il avait été question de la démolir mais un reste de mauvaise conscience avait conduit à la déplacer de quelques mètres et à l’intégrer de force dans le nouvel ensemble. Ce qui correspondait assez bien à la place que l’on entendait réserver désormais à la classe ouvrière, sorte de témoignage ancien d’un peuple en voie de disparition, comme on aime à donner des noms indiens aux rivières d’Amérique. Dans cette configuration de ville fortifiée, il ne manquait à cette porte que le pont-levis et la herse.

Les lecteurs du Monde témoignaient d’un parcours professionnel dont ils devaient considérer eux-mêmes qu’il était réussi. Il avait répondu aux vœux des parents d’offrir une situation meilleure à leurs enfants, ce qui était le leitmotiv ressassé de génération en génération depuis que les études, le savoir et les diplômes donnaient le sentiment qu’il était possible d’échapper à une condition sociale inférieure. Mieux qu’hier et moins bien que demain. L’avenir était à ceux-là. Manquait l’héritage qui aurait permis de s’installer dans les beaux quartiers mais avec le temps on pouvait espérer réussir ce saut de classe en capitalisant sur ces friches pionnières du 19e arrondissement.

Ils se vivaient comme la pointe éclairée du socialisme auquel Le Monde sous le bras tenait lieu de petit livre rose. Aussi longtemps réformistes que les changements de la société allaient selon leurs vœux et sans rien remettre en cause de leurs aspirations à un meilleur confort de vie. Comme il faut une anomalie à toute règle, notre ami à la casquette de tweed semblait, lui, dans son imper Burberry que dénonçait le revers écossais de son col, avoir parcouru le chemin inverse. Ce n’était pas l’ascenseur social qui l’avait conduit là au milieu d’une population bigarrée, laquelle n’était pas en mesure de percevoir dans ses manières exquises les signes d’appartenance à une classe supérieure dont elle n’avait même pas idée. Ce grand bourgeois était sans doute le seul à ressentir l’écart qu’il y avait entre sa naissance et son lieu de vie. (...). »

Extrait du chapitre 1

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