Triste tigre

«Triste tigre » de Neige Sinno, P.O.L, (Prix Femina 2023)

Portrait de mon violeur
Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place. Même si on n’a pas vécu ça, une amnésie traumatique, la sidération, le silence des victimes, on peut tous imaginer ce que c’est, ou on croit qu’on peut imaginer.
Le bourreau, en revanche, c’est autre chose. Être dans une pièce, seul avec un enfant de sept ans, avoir une érection à l’idée de ce qu’on va lui faire. Prononcer les mots qui vont faire que cet enfant s’approche de vous, mettre son sexe en érection dans la bouche de cet enfant, faire en sorte qu’il ouvre grand la bouche. Ça, c’est vrai que c’est fascinant. C’est au-delà de la compréhension. Et le reste, quand c’est fini, se rhabiller, retourner vivre dans la famille comme si de rien n’était. Et, une fois que cette folie est arrivée, recommencer, et cela pendant des années. N’en jamais parler à personne.
Croire qu’on ne va pas vous dénoncer, malgré la gradation dans les abus sexuels. Savoir qu’on ne
va pas vous dénoncer. Et quand un jour on vous dénonce, avoir le cran de mentir, ou le cran de dire
la vérité, d’avouer carrément. Se croire injustement puni quand on prend des années de prison. Clamer
son droit au pardon. Dire que l’on est un homme, pas un monstre. Puis, après la prison, sortir et
refaire sa vie.
Même moi, qui ai vu cela de très près, du plus près qu’on puisse le voir et qui me suis interrogée
pendant des années sur le sujet, je ne comprends toujours pas.
Le portrait
Si on ne devait remarquer qu’une chose de lui, ce serait son énergie. C’est quelqu’un de très vivant. Il bouge, il est dans l’action. Quand il était petit, il était déjà comme ça. Ses frères aussi. Trois garçons, très rapprochés en âge, ça faisait du désordre dans le petit appartement de la banlieue parisienne. Le père essayait de se concentrer pour peindre. Il criait qu’il ne pouvait pas travailler dans ce bazar ! Et la mère essayait de faire taire les enfants, elle les emmenait dans une autre pièce, ou bien au parc, qu’il pleuve ou qu’il vente, pour qu’ils se défoulent. Le père n’arrivait pas à vivre de la
peinture, sa première vocation, et il avait monté, à côté des cours de dessins, une petite entreprise qui vendait des cheminées design. C’était les années 1970-1980, les cheminées en question nous semblent aujourd’hui parfaitement ridicules, ou rigolotes selon la perspective, en tout cas il ne viendrait plus à l’idée de quiconque de mettre chez soi une de ces singulières capsules aux formes psychédéliques avec des cassettes en verre intégrées.
À l’époque pourtant, je crois que ça marchait plutôt bien. Les grands-parents étaient ouvriers, des deux côtés, des gens du Nord, de vers Boulogne-sur-Mer où la famille possédait encore un appartement qu’ils occupaient pour les vacances. La mère, je crois, était secrétaire du truc de cheminées, un peu femme au foyer, un peu dans l’ombre du père. Rien de spécial, ni riches ni pauvres, des Parisiens de la petite classe moyenne. Aucun des fils n’a fait d’études, ils sont partis de la maison avant d’avoir passé le bac. L’aîné pour travailler dans le commerce, le deuxième dans l’armée et mon beau-père pour faire son service militaire dans les Alpes. Il ne retourna jamais à Paris.
Les parents étaient plutôt sévères, et avaient élevé leurs enfants à l’ancienne, avec justice et discipline. Il était fier de cette éducation un peu à la dure, ainsi que de son passage chez les scouts, comme de tout ce qui avait trait à la formation qu’il avait reçue. Tout avait contribué à faire grandir sa force et son envie de vivre, de connaître, de conquérir.
J’ai du mal à l’imaginer dans la banlieue parisienne. Je l’ai toujours vu dans la montagne, en vêtements de sport, en habits de chantier. Il a pourtant été un jour vêtu comme un petit citadin qui va à l’école religieuse, la chemise repassée, les chaussures cirées, les cheveux plaqués, jusqu’à ses dix-huit ans. Après, il est parti à Briançon où il a découvert l’escalade, la haute montagne, le parapente, une vie plus libre, plus sauvage, sans chemises, sans plus jamais attendre le métro ni se faire la raie sur le côté, sans messe le dimanche, une vie
de grand air et de lumière.
En 1983, quand il rencontre ma mère, il a vingt-quatre ans. Ils sont ensemble dans une formation pour accompagnateurs en moyenne montagne. Il est grand, sportif, sympathique. Dans le groupe, il aime bien prendre les situations en main, diriger les opérations quand une urgence se présente, quand on affronte un moment difficile, une paroi dangereuse, si un accident a lieu. Il est charismatique, il a beaucoup d’amis, il plaît aux filles.
Il lui plaît, à elle. Il lui rappelle l’amoureux qu’elle vient de perdre quelques mois auparavant, emporté par une avalanche. Elle avait été dévastée par cette mort soudaine. Elle se pensait inconsolable.
Mais peut-être pas, en fait. Elle passe beaucoup de temps en la compagnie de ce nouvel ami. Elle
aime son caractère volontaire, décidé, enjoué. Ça la repose de Sammy, le père de ses filles, qui est, lui,
plutôt rêveur, lunaire, souvent en retrait. Il cherche très vite à la conquérir. Il la conduit par des chemins
escarpés jusqu’à des cimes où ils se sentent transportés par la beauté de la nature. Ils marchent en montagne l’un derrière l’autre, en silence, sous les ciels changeants des étés dans les Alpes, avec des nuages
qui bougent comme des panneaux de théâtre, qui ont l’air de glisser vers l’ouest pour laisser la place à
d’autres ciels cachés en dessous. À la descente, ils se donnent la main. Il est déjà avec quelqu’un, et elle,
elle a quatre ans de plus que lui et déjà deux enfants. Deux filles avec des prénoms de contes de Grimm, Neige et Rose, six ans et quatre ans, qui sont avec leur papa pour l’instant mais qu’elle ne peut pas laisser trop longtemps car elles ont besoin d’elle et elles lui manquent. Elle est surprise qu’il aille au-delà de
la séduction, des premiers jours d’amour passionné, qu’il lui propose de continuer, de faire venir ses
filles, d’essayer quelque chose ensemble, elle est surprise mais heureuse, elle se dit qu’elle a de la chance. Elle aime son corps athlétique, l’énergie qui s’en dégage. Mais oui, l’énergie, la force, je l’ai déjà dit. Il fait du ski, de l’escalade, il aime le travail dur, aller au bout de ses ressources, se dépasser. Avant d’être accompagnateur, il a fait ses classes chez les chasseurs alpins, un régiment d’élite pour les jeunes qui aiment la haute montagne. On l’a fait courir sur la route des Traverses sous la neige à la tombée de la nuit, monter à des refuges d’altitude avec 80 kilos de pierres dans le sac à dos, creuser des tranchées au col de l’Échelle à l’aide d’une petite pelle en aluminium jusqu’à ce que des ampoules se forment sur ses mains gelées, des trucs comme ça. Il a adoré.
Elle est pacifiste, elle a du mal à comprendre qu’il ait aimé ce monde de règlements arbitraires et de
démonstrations viriles. Surtout après Sammy, qui a joué le malade mental pour se faire réformer, qui
avait en horreur les armes, l’uniforme, la cruauté. Mais il lui raconte les randonnées avec les copains,
la camaraderie pendant les épreuves, les leçons apprises à la dure quand on se confronte aux éléments. Avant cela il se croyait prisonnier d’une grise banlieue, c’est l’amour du sport qui l’a amené
à découvrir autre chose. Maintenant il sait qu’il ne repartira pas, il a trouvé sa voie, dans la nature,
avec elle.
La montagne, les chasseurs alpins, la banlieue, ça aussi je l’ai déjà dit.
Elle aime son visage aux pommettes hautes, son regard noir, ses yeux en amande qui rappellent un ancêtre asiatique, un ancêtre un peu égaré au milieu de cette tête plutôt nordique, de Français du
Nord, d’où viennent ses deux parents, le Pas-de-Calais, peau blanche, nez aquilin. Il rêve d’une grande famille. Avec ma mère il a assez vite deux nouveaux enfants, un garçon puis une fille. Quand on lui pose la question, il dit qu’il aimerait en avoir huit. Les gens ne font pas de commentaires, ils essaient de cacher leur embarras car ils pensent que quatre c’est déjà trop pour eux.
Il a gardé de son enfance le goût du beurre, des laitages. Sa mère faisait une espèce de bûche à la crème au beurre et au café qu’on a essayé de reproduire, un Noël après l’autre, pendant des années, en vain. Ce n’était jamais aussi bon. C’est même arrivé que ce soit carrément infect, des boulettes de beurre minuscules refusant de se dissoudre, perçant la crème de milliers de petits boutons gras et insipides alors que les particules de sucre crissaient sous la dent. Parfois la saveur et la texture se sont approchées vraiment très près de l’original, et ces fois-là, nos regards suspendus à son visage pour déchiffrer le jugement final nous ont transmis une sensation de félicité contagieuse, qui est à peu près l’image du bonheur familial suprême qu’il nous a été donné d’atteindre. Il prend facilement des coups de soleil et les pollens du printemps déclenchent chez lui une violente allergie. Il éternue comme un forcené.
Il aime les jeux de société mais il est trop irascible et ça finit toujours mal. Les parties de Monopoly en famille ou les jeux de stratégie avec des amis se terminent parfois en accès de colère et il arrête
de jouer, en plein milieu, en donnant un coup de poing sur la table qui fait valser tous les petits pions
en plastique, les hôtels verts et les maisonnettes rouges, les tas de faux billets, et il s’en va, outré, en
claquant les portes.
Au tennis pareil, plusieurs fois je l’ai vu balancer sa raquette par terre. C’est cher une raquette,
et on n’a vraiment pas d’argent à dépenser dans un objet comme celui-ci. Mais c’est plus fort que lui. Il
hurle des injures, contre son adversaire, contre lui-même, contre la balle qui a fait la faute. Rouge et
transpirant, les yeux brillants de rage, il tape du pied et envoie valdinguer sa raquette dans le grillage.
Bon, j’arrête là. J’ai essayé. Je voulais faire ce portrait depuis ma perspective d’aujourd’hui, de
femme devenue mère à mon tour, en cherchant à voir ce que ma mère voyait à l’époque, ce que les
gens de notre entourage voyaient, ce qu’on voit en général dans un corps, un visage, quand on lit un
portrait, avec des yeux adultes, habitués à la lecture, aux descriptions de personnages dans les
romans, les reportages, à regarder et interpréter des images. Je n’y arrive pas. Pourtant j’ai écrit
un grand nombre de nouvelles, plusieurs romans, je devrais savoir faire un portrait. Mais là, ce n’est
pas pareil. D’abord j’essaie de coller à une certaine vérité objective qui m’échappe, malgré les photos,
les souvenirs qui subsistent. Ensuite, évidemment, c’est impossible parce que c’est lui.(...) 
(...) Je l’ai longtemps perçu comme un démiurge, un être plus grand que nature. Il m’apparaissait comme une créature mythologique, un Sisyphe, un Prométhée torturé par des démons. Plus tard, avec le recul, je me suis dit que c’était peut-être simplement un pauvre type qui avait le don de la manipulation et qui a profité de la vulnérabilité d’encore plus faible que lui. Dans le monde clos de la famille, il était tout-puissant. » 
Extraits du Chapitre I

 

 

 

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Rédaction Viabooks

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