Bastien
J’ai de la chance, ce matin elle est là. Le teint mat, un air sérieux, des cheveux bruns. Elle est protégée des pieds à la tête contre le froid, elle porte un bonnet. Pour ne pas la déranger, je me suis caché derrière un arbre. À vrai dire, ce n’est pas elle qui m’intéresse mais ce qu’elle fait. Oh, ce n’est presque rien, un geste, un détail, mais il fait passer un brin de lumière dans la grisaille de ma vie. Alors chaque fois que je me rends tôt le matin au parc de la Tête d’Or, je viens voir près du cèdre du Liban si elle est là. C’est comme une cérémonie, toujours la même. De sa poche elle sort ce qui doit être des graines, qu’elle place sur sa main droite. Elle lève la main à hauteur de son épaule, elle ouvre la paume bien à plat. Puis elle se fige, le menton haut, sans bouger. Elle attend une ou deux minutes mais guère plus. Soudain une mésange jaillit du cèdre et vient se poser sur le bout de ses doigts. De son bec elle attrape une graine et repart. J’ai le cœur à l’arrêt, toutes pensées suspen‑ dues. Un autre oiseau s’approche. Il se sert et repart. Cela dure à peine une seconde mais cette seconde me bou‑ leverse. Peut‑être que cette fille a un secret pour attirer ainsi les oiseaux. Au parc, les mésanges ne s’approchent jamais de moi ; elles sont sauvages et c’est bien normal. Avec cette fille, c’est différent. Je ne sais par quel mystère elles lui font confiance. Elle a dû mettre des années pour gagner cette seconde de contact. Quel contact il me reste, à moi, alors que plus personne ne me prend par la main dans un parc ? Si je n’avais pas arrêté de fumer, Isabelle serait peut‑être toujours avec moi. Mon sevrage tabagique rendit plus exécrable encore mon caractère. Mais je compris trop tard une chose trop simple : une femme qu’on ne rend pas heureux vous quitte. L’aspiration au bonheur individuel est supérieure à la force de l’amour – peut‑être pas à l’amour filial, mais à l’amour conjugal, c’est sûr. Pourquoi est‑on amené à choisir entre le bonheur et l’amour ? Quand cela a‑t‑il commencé pour nous ? Depuis deux ans, je suis seul et je n’ai pas de réponse à ces questions. Les placards de mon appartement sont restés à moitié vides ; ils ressemblent à ces nids secs qu’on trouve sur les branches basses des arbres. Je me suis fait plaquer. Je mange des plats surgelés. Mais je n’ai pas repris la cigarette, je suis un homme fier. Maintenant je bois. On a tous besoin de drogues. Les gens paraissent normaux comme ça, mais ils ne le sont pas. L’un dort avec des couteaux sous son oreiller, l’autre est persuadée que dans trois ans les élections seront interdites en France, le troisième a des sueurs froides si un placard reste entrouvert. Dès qu’on gratte un peu, on s’aperçoit que les gens ont des failles terribles, des béances qui les rongent et qu’ils essaient de contenir. Ils y arrivent à peu près tant qu’ils sont jeunes mais, au fil des années, la résistance s’affaiblit et ils craquent. Sans parler des traumatismes abominables qu’on découvre quand on les fait parler de leur enfance. Voilà comment nous vivons tous. Quelque chose cogne à la porte durant des années, mais nous ignorons ce qui cogne. Cette angoisse que je porte en moi, je la vois partout en ville. Sur ces bâches publicitaires où une jeune fille béate lape un yaourt vanille, dans ces dojos où s’étirent les femmes en âge de cancer, dans ces salles de sport où se réfugient les cadres. Jusque dans cette manière de saisir notre téléphone pour pallier l’absence la plus brève… N’est‑ce pas la preuve de l’angoisse dans laquelle nous vivons tous ? Je ne suis pas plus malin qu’un autre. Personne en avançant en âge ne peut en être exempt – et comment, sans drogues, pourrais‑je m’en prémunir ? Ce jour‑là je m’étais réveillé peu après 4 heures du matin. Depuis qu’Isabelle était partie, je dormais mal. J’avais pris le premier métro et fait l’ouverture du parc de la Tête d’Or. De la brume s’échappait de la surface du petit lac ; l’eau était restée plus chaude que l’air. Les arbres avaient perdu leurs feuilles. Ils attendaient dans leur immobilité le soleil prévu dans la journée ; ils attendaient la neige qui viendrait peut‑être cet hiver. La vue de la neige est une des rares choses qui me rendent heureux. Mais nous n’étions que début décembre et j’avais peu d’espoir. Quand j’avais 20 ans, je croyais que toute souffrance était guérissable. Depuis que je me suis fait plaquer, j’ai toujours des anxiolytiques sur moi et des bières dans mon frigo. Cela dit, les levers de soleil au parc restent le meilleur rempart contre ce qu’on appelle pudiquement les « pensées noires ». Autour des berges du lac, des petits plis apparaissaient sur l’eau, telles des rides qu’on pourrait enlever d’un simple revers de la main. Un joggeur avec des oreillettes Bluetooth courait sur l’allée goudronnée. Un retraité promenait un chien jaune. De la buée s’échappait de ma bouche. »