La Pension pour Messieurs
a vue est obstruée par les volutes de vapeur échappées de la locomotive et qui serpentent à présent sur le quai. Il faut regarder à travers elles pour tout voir, se laisser aveugler par la brume grise, le temps que le regard se fasse acéré et omni‑ voyant du passé, du présent et du futur. Nous apercevons alors les dalles du quai, autant de carrés entre lesquels subsistent de petites plantes frêles, un espace qui veut à tout prix préserver l’ordre et la symétrie. Peu après, une chaussure gauche y apparaît. Marron, d’un cuir qui a connu des temps meilleurs, elle est aussitôt rejointe par une autre, la droite. Celle-là semble encore plus fatiguée : elle a le bout râpé et sa tige montre des mouchetures déco‑ lorées. Les deux chaussures demeurent un instant indécises, mais la gauche finit par avancer. Son mouvement découvre brièvement une chaussette en coton noir sous la jambe du pantalon. Le noir se répète avec les pans ouverts du manteau en loden, car la journée est chaude. Une main fluette, blême, exsangue porte une valise en cuir marron dont le poids fait gonfler les veines du bras qui remontent jusqu’à leur origine dans les profondeurs de la manche. Sous le manteau, par intermittence, apparaît une veste en flanelle de piètre qualité, froissée au cours du long voyage. Rognures du monde, des petits points clairs d’une vague saleté la parsèment. Le col blanc de la chemise, de ceux que l’on fixe par de minuscules boutons, a dû être changé tout à fait récemment car sa blancheur est plus affirmée que celle de la chemise et contraste avec le teint terreux du visage. Les yeux clairs, aux cils et aux sourcils pâles, ont quelque chose de maladif. Sur le fond du ciel intensément rouge au couchant, dans ces montagnes mélancoliques, la silhouette dans son ensemble donne l’impression inquiétante d’arriver de l’au-delà. Le voyageur se dirige vers le grand hall de cette gare aux dimensions surprenantes pour cette contrée montagneuse. Il avance avec le flot des passagers, dont il se distingue, pourtant, en marchant à pas lents, presque à contrecœur, et d’ailleurs personne ne le salue, nul n’est venu l’attendre. Il pose sa valise sur le sol aux carreaux usés pour mettre des gants chauds. Aussitôt, le droit, formant comme un cornet, se porte à la bouche pour y accueillir des quintes de toux brèves et sèches. Le jeune homme se voûte et fouille ses poches à la recherche d’un mouchoir. Ses doigts frôlent l’endroit où le tissu du manteau dissimule son passeport. Pour peu que nous soyons concentrées un instant, nous pouvons lire l’écriture tout en fioritures du fonctionnaire de Galicie qui s’est chargé de rem‑ plir soigneusement les rubriques du document : Mieczysław Wojnicz, catholique, étudiant de l’École polytechnique de Lwów, né en 1892, yeux bleus, taille moyenne, visage oblong, cheveux blonds. Ledit Wojnicz traverse maintenant le grand hall de la gare de Dittersbach, localité située non loin de Waldenburg. Son pas est incertain dans cette enceinte sinistre, haute de plafond, où, indéniablement, l’écho se loge sur les corniches les plus élevées. Wojnicz perçoit l’attention avec laquelle, par les gui‑ chets des caisses de la salle d’attente, des yeux le scrutent. À la grande horloge, il vérifie l’heure. Elle est tardive, c’était le dernier train venant de Breslau. L’étudiant hésite, puis sort enfin devant le bâtiment, pour aussitôt tomber dans l’étreinte généreuse de la ligne d’horizon montagneuse, irrégulière et déchiquetée. C’est la mi-septembre, mais ici, comme il le remarque non sans étonnement, l’été est terminé depuis longtemps. Les premières feuilles mortes jonchent le sol. Les derniers jours ont dû être pluvieux parce qu’une légère brume couvre encore le paysage dans son entier, ou presque, si l’on excepte les lignes sombres des torrents. Mieczysław sent dans ses poumons qu’il se trouve en altitude, ce qui est bon pour son corps fatigué par la maladie. Debout sur les marches de la gare, il regarde, dubitatif, ses chaussures aux fines semelles de cuir. Il devra songer à en acquérir d’autres pour l’hiver. À Lwów, les asters et les zinnias fleurissaient encore, personne ne songeait à l’automne. Ici, en revanche, la hauteur de l’horizon veut qu’il fasse plus sombre tandis que les couleurs sont plus criardes, presque vulgaires. Mieczysław est alors envahi par un senti‑ ment qu’il connaît bien – la mélancolie propre aux individus persuadés de leur mort imminente. Il pressent que ce monde autour de lui n’est qu’un décor peint sur un écran de papier. Il pourrait planter son doigt dans ce paysage monumental pour y percer un trou menant directement au néant. Et ce néant commencerait à se déverser telle une inondation, pour finalement l’atteindre lui, Mieczysław, et le saisir à la gorge. Il lui faut secouer la tête pour se débarrasser de cette vision. Celle-ci éclate en mille et une gouttelettes qui retombent sur les feuilles mortes. Par bonheur, un véhicule bancal, une sorte de calèche, caracole sur la route dans sa direction. Un garçon mince, au visage couvert de taches de rousseur, le conduit. Il est habillé d’une drôle de façon, portant une espèce de veste militaire à la provenance difficile à établir – elle ne rappelle ni l’uniforme prussien, ce qui serait justifié dans cette région, ni aucun autre – et un calot militaire, posé d’une manière fantaisiste sur la tête. Sans un mot, le cocher stoppe devant Mieczysław Wojnicz, puis prend ses bagages en marmonnant. – Comment allez-vous, mon brave ? demande poliment l’étudiant dans un allemand scolaire. Mais il attend vainement une réponse. L’autre tire son calot sur ses yeux et, d’un geste impatient, lui indique une place dans la calèche. Ils partent aussitôt. D’abord sur les dos-d’âne du petit bourg, puis par la route tortueuse qui, dans l’obscurité grandissante, les mène à travers la forêt entre les versants abrupts des montagnes. Le murmure d’un torrent proche les accompagne tout au long. Il s’en dégage une odeur qui inquiète toujours Mieczysław, celle des sous-bois humides, des feuilles pourrissantes, des pierres éternellement mouillées. Celle de l’eau. Histoire d’établir un contact, le jeune homme tente de demander au cocher combien dure le trajet, comment il l’a reconnu devant la gare ou encore quel est son nom ; mais ce dernier ne répond pas, ne se retourne pas même vers lui. Il se tait. La lanterne à gaz fixée à la droite du garçon éclaire partiellement son visage dont le profil rappelle le museau d’un rongeur des alpages, une marmotte peut-être, et Mieczysław suppose que le garçon doit être sourd ou effrontément impoli. Finalement, après quelque trois quarts d’heure, ils émergent de la forêt obscure dans une vallée incroyablement plane, un plateau surprenant entre ces montagnes boisées. Le ciel s’éteint peu à peu, mais la haute ligne d’horizon tellement troublante, qui semble sauter à la gorge de quiconque arrive des plaines, est encore visible. – Görbersdorf, annonce brusquement le cocher d’une voix étonnamment haut perchée de garçonnet. Mais Mieczysław ne voit rien d’autre que le mur dense des ténèbres qui, avec désinvolture, se décrochent par pans entiers des versants montagneux. Ce n’est qu’une fois que ses yeux s’y habituent qu’apparaît soudain un viaduc sous lequel la calèche passe pour pénétrer dans le village de Görbersdorf, Sokołowsko en polonais. Puis viennent les contours d’un énorme bâtiment en briques rouges, et sitôt après des constructions de taille moindre, une rue, et même deux lampadaires. L’immeuble en briques devient un colosse qui grandit à vue d’œil, tandis que le déplacement de la calèche fait apparaître des rangées de fenêtres éclairées dans l’obscurité. Leur lumière est d’un jaune sale. Mieczysław n’arrive pas à détacher les yeux de cet inattendu spectacle triomphant, il le regarde encore longtemps jusqu’à ce que cela sombre dans la nuit tel un gigantesque bateau à vapeur. La calèche tourne dans un petit chemin latéral, le long d’un torrent, et passe un petit pont sur lequel les roues font un bruit rappelant une salve de tirs. Finalement, elle s’arrête devant une vaste bâtisse en bois, d’une architecture très particulière, qui fait penser à une maison en allumettes tant il y a de vérandas, de balcons et de terrasses. Une lumière agréable brille aux fenêtres. Sous celles du premier étage, une magnifique inscription en fer forgé, dans cette écriture gothique allemande que l’on nomme Schwabacher, indique « Pension pour Messieurs » : Gästehaus für Herren Soulagé, Mieczysław Wojnicz descend de la calèche, et il inspire profondément cet air nouveau dont on dit qu’il guérit les affections les plus sérieuses. Il y a sans doute mis trop de hâte, car le voilà pris d’une crise de toux pénible au point de le contraindre à s’appuyer contre la balustrade du pont. Et là, tandis qu’il tousse, il sent le froid et la viscosité déplaisante du bois pourri. La bonne impression initiale disparaît. Il n’arrive pas à réfréner les crispations violentes de son diaphragme, et cela provoque chez lui l’angoisse infinie d’être sur le point d’étouffer, de subir l’ultime attaque. Comme le lui a conseillé le docteur Sokołowski, il cherche à dominer sa panique, à se représenter une prairie couverte de fleurs, à penser à la douce chaleur du soleil. Il s’y efforce autant qu’il le peut, tandis que ses yeux larmoient, que son visage vire au cramoisi. Il croit être sur le point d’expectorer son âme. C’est alors qu’il se sent saisi par l’épaule et qu’un homme grand, bien bâti, les cheveux grisonnants, lui tend la main. À travers ses larmes, Mieczysław aperçoit un visage rose respirant la santé. – Eh bien, eh bien, monsieur. Il faut vous reprendre, lui dit l’homme avec un large sourire et de l’autorité, de sorte que le jeune arrivant, plus mort que vif à force de tousser, aurait voulu se blottir contre lui et être mis au lit comme un enfant. Oui, vraiment. Un enfant. Au lit. Non sans une certaine gêne, Mieczysław Wojnicz passe les bras autour du cou de l’inconnu qui l’entraîne vers le couloir sentant bon le bois de pin brûlé dans l’âtre, puis l’escalier couvert d’un tapis moelleux. La montée des deux hommes fait vaguement penser à une lutte, à un sport viril où deux corps vigoureux se rapprochent et se repoussent, s’affrontent, non pas pour se faire du mal, mais bien plutôt pour se prouver leur affection et leur attachement mutuel par un duel factice. Mieczysław se soumet à la forte poigne de l’individu, se laisse conduire à sa chambre, à l’étage, s’assied sur le lit et se laisse retirer son manteau et son chandail. Wilhelm Opitz – ainsi que se présente l’hôte en pointant le doigt vers lui-même – recouvre Mieczysław Wojnicz d’un plaid en laine avant de saisir un bol d’excellent bouillon très chaud apporté par deux mains qui apparaissent brièvement dans l’entrebâillement de la porte. Tandis que le jeune homme boit à petites gorgées, le propriétaire silésien de la pension lève un doigt – à cet instant l’étudiant comprend à quel point ce doigt est un élément essentiel chez cet homme – et déclare dans un allemand suave et quelque peu cocasse : – J’avais écrit au professeur Sokołowski qu’il serait souhaitable que vous fassiez une pause à Breslau. Ce voyage est trop long, trop fatigant. Je l’avais bien dit. Le bouillon diffuse son agréable chaleur dans le corps de Mieczysław et le pauvret s’endort avant même d’avoir envisagé de dormir. Tenons-lui encore compagnie un moment pour écouter sa respiration paisible, heureuses que nous sommes du calme retrouvé par ses poumons. Notre attention à nous, habitantes des lieux, se voit main‑ tenant happée par un rai de lumière fin comme une lame de couteau qui arrive du couloir jusqu’au pot de chambre en porcelaine sous le lit. Les fentes entre les lattes du plancher nous attirent… et nous y disparaissons. »