Si loin dans le bleu

« Si loin dans le bleu » de Marcelino Truong, Les Equateurs, 2024

Juste après le baccalauréat, en juillet 1974, j’ai vécu une expérience unique en travaillant pendant quinze jours dans la mytiliculture, c’est-à-dire l’élevage des moules. Le père d’une fille de ma classe était mytiliculteur au Viviers-sur-Mer, au centre de la baie du Mont-Saint Michel. Sa fille Catherine disait de lui qu’il avait été matelot de la Marine Nationale en Indochine, ce qui avait éveillé ma curiosité. J’ai été embauché comme saisonnier, mais pour ce qui était de son expérience de l’Indochine, je suis resté complètement sur ma faim, car le patron mytiliculteur, Monsieur Hurtaud, était un taiseux.
J’avais planté ma tante canadienne au camping du Viviers. Quand nous sortions de nuit, en fonction des marées, les employés de M. Hurtaud passaient me chercher avec leur tracteur tirant une benne où nous nous entassions. Nous filions sur de petites routes de campagne parallèles à la mer. Soudain le tracteur tournait en direction de l’océan, une mince lame d’argent brillant au loin sous la lune. On avançait en tracteur sur le sable dur pendant longtemps, droit devant, plein nord. Le spectacle était magnifique. La silhouette sombre du Mont-St Michel se détachait du ciel à l’est. À six kilomètres de la côte, on apercevait enfin les bouchots. C’étaient des rangées de cent poteaux de plus de deux mètres soigneusement alignées. La fortune d’un mytiliculteur se mesurait aux kilomètres de bouchots qu’il possédait.
Le paysage nocturne était grandiose.
Suivant les marées, nous sortions en bateau de jour, quand la mer était haute. Nous voguions sur de lourdes embarcations plates, spacieuses et à faible tirant d’eau. Arrivé à destination, le skipper faisait descendre l’ancre. Nous étions au milieu d’une étendue d’eau apparemment déserte. On entendait. Les employés de M. Hurtaud tapaient les cartes. Certains dormaient. Je luttais contre un léger mal de mer en contemplant l’océan vide. Seul le Mont-Saint Michel était visible au loin. Le temps passait. On attendait parfois une plus d’une heure. Et puis peu à peu apparaissaient les têtes des poteaux: les bouchots. Certains poteaux étaient nus. D’autres étaient noirs et bossus, couverts de grappes serrées de moules arrivées à maturité.
On mettait à l’eau de petites embarcations plates où pouvaient se tenir deux hommes. Chaque barque emportait une centaine de longueurs de cordages mouillés couverts d’une algue verte, que nous avions déchargées d’un camion au port. Ces cordages trempés venaient d’Oléron, en Charente maritime, berceau de la mytiliculture sur la côte ouest. Ces cordages étaient couverts de naissain, soit de millions de moules microscopiques élevées en Charente maritime et qui se développeraient dans la baie du Mont-St Michel.
J’étais dans une barque avec un gars qui me tendit un marteau et me montra la tâche à exécuter. Debout dans la petite barque, il fallait enfoncer un clou au sommet du poteau recouvert de bernicles tranchants, passer le bout d’une corde derrière le clou, puis rabattre le clou à coups de marteau. Ensuite on enroulait la corde autour du poteau en faisant une large spirale. Le naissain aurait de la place pour grandir. On se râclait copieusement les mains nues au passage. L’eau de mer était froide et salée. Pas de gants.
La mer descendait petit à petit. De temps en temps, je levais le nez pour contempler le paysage. Magnifique! Mais il fallait suivre la cadence et mes voisins n’étaient pas là pour écrire des poèmes.
Dès que possible on mettait pied sur le sable, dans l’eau jusqu’en haut de nos cuissardes. Au pied du poteau, on se baissait pour enfoncer un deuxième clou rabattu au marteau sur l’extrémité de la corde de naissain. Dernier détail. Il fallait clouer au pied de la corde une jupette à frange en plastique souple, dont le rôle était d’empêcher les petits crabes d’escalader les bouchots pour y dévorer les petites moules s’y développant. On trouve souvent sur la grève des lambeaux de ces jupes à frange en plastique gris.
Ces gestes étaient répétés sur des dizaines de bouchots. Je ne comptais pas. On était trempés. Il faisait plutôt froid mais on s’agitait alors c’était supportable. Le plus dur, c’étaient mes mains copieusement égratignées.
Au retour, on récoltait des grappes de moules arrivées à terme sur une autre rangée de bouchots. On ne cueillait que celles menaçant de se détacher pour aller nourrir les crabes. Les moules récoltées étaient ensuite chargées sur le bateau à l’aide de larges pelles plates. Nous en rapportions environ cinq cent kilos à chaque sortie.
Le skipper relançait les machines et mettait le cap sur le Viviers- sur-Mer. Pas question de souffler. Pendant tout le chemin du retour il fallait remplir à l’aide de pelles des casiers en fer contenant une vingtaine de kilos des coquillages bleus-noirs et enfin refermer le panier d’un couvercle en grillage. Les deux liens en corde grossières de chanvre devaient être serrés pour fermer le casier. La cordelette taillait son chemin dans la peau de mes mains détrempées. Très vite la chair sur le côté des auriculaires était à vif.
Les gaillards dont c’était le métier n’avaient pas ce souci. Ils avaient des mains calleuses, étant à la fois cultivateurs de leur lopin de terre et travailleurs de la mytiliculture, un art entre l’agriculture et la pêche. Une sorte d’élevage de mollusques en pleine mer.
À la fin de mes quinze jours, sans un mot ou presque, le patron me donna une enveloppe contenant deux billets de cent francs, l’équivalent d’environ deux cents euros aujourd’hui. Sans doute n’étais-je que très peu productif. C’est possible.
Aucuns regrets car ce fut une très belle expérience, un peu comparable aux vendanges, mais sans la compagnie d’autres saisonniers et sans fête à la fin. Je regrette de ne pas avoir eu la présence d’esprit de faire des photos de mes camarades de travail ainsi que des perspectives saisissantes de la baie du Mont St-Michel, mais je craignais qu’on me prenne pour un touriste. »

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