— Qui es-tu ?
— J’ai froid, laisse-moi rester dans ta tente.
— Qui es-tu ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Je suis quelqu’un qui crève de froid. J’ai vu la tente et je suis entrée.
— Quelle heure est-il ?
Deux heures, bon sang, que peut bien faire une femme dans les bois à cette heure-ci ? Je n’ai qu’un seul sac de couchage, je l’ouvre et on se couvre, le matelas est large.
J’allume ma frontale.
— Non. N’allume pas, j’ai honte qu’on me voie. Dépêche-toi, tu ne m’entends pas claquer des dents ?
— Voilà, c’est fait. Couvre-toi. Non, pas de pieds sur moi.
— Il faut que je me réchauffe, j’ai des frissons.
— Mets cette veste, il y a des gants dans la poche de la tente de ton côté.
Tu trouveras aussi un thermos avec du thé.
Non, pas de pieds sur moi.
— Ça va mieux ? Tu dois être dans une sale situation pour prendre le risque de mourir de froid. Et si tu n’avais pas trouvé la tente ?
Tu ne réponds pas. J’ai compris. Assez de questions. Essaie de dormir. Bonne nuit.
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— Pourquoi un vieil homme vit-il tout seul en hiver dans une tente ? Tu n’as pas de maison toi non plus ?
— Tu es réchauffée. Oui, j’ai une maison. Je viens ici pour vivre un peu seul, je connais le coin.
— Qu’est-ce que tu fais tout ce temps ? Tu penses à la mort ?
— Les jeunes y pensent. Les vieux y ont déjà pensé.
Je passe le temps en jouant. Je connais plusieurs jeux.
Tu as entendu dire que les vieux ressemblent aux enfants ?
— Les enfants ne dorment pas la nuit en pleine montagne.
— Qu’est-ce que fait une femme l’hiver en pleine montagne ?
— Quelle femme ? J’ai quinze ans.
— À la voix on ne dirait pas.
— Ma voix me sert à décourager les hommes.
— Ils sont déjà découragés, la génération masculine la plus découragée de l’histoire humaine.
— Qu’en sais-tu toi des hommes ? Moi je peux savoir de quelle espèce ils sont, vous êtes.
— Pour le moment, je suis de l’espèce qui t’héberge.
— Tu n’as pas peur de me tourner le dos ?
— Tout à l’heure je t’ai demandé qui tu étais. C’était pour entendre ta voix, pas pour savoir.
Peu importe qui tu es. Si tu es la mort entre donc, mort à demi morte de froid.
— J’appartiens au peuple sinté, en italien on dit gitane, mieux que romanichelle. Je fuis ma famille à cause d’un mariage arrangé avec un vieux de cinquante ans.
— À quel âge est-on vieux chez toi ?
— À partir de trente ans.
— Alors je suis vieux depuis plus de trente ans.
— Mon grand-père est mort moins vieux que toi.
— Je suis désolé pour lui.
— Je me suis enfuie il y a deux soirs, après la fête des fiançailles. J’ai déshonoré mon père en me sauvant. Je ne peux pas revenir.
— Où vit ta famille ?
— De l’autre côté de la frontière, en Slovénie.
— Tu as traversé les montagnes en hiver pour mourir ?
— Je connais les passages. Ma famille fait de la contrebande.
— Ils te recherchent ?
— Pour eux je suis morte.
Mais mon père viendra me chercher, pour montrer aux autres que je ne m’en tirerai pas aussi facilement.
Chez nous, on n’imagine pas l’histoire de votre religion, du retour du fils débridé.
— Le fils prodigue ?
— Mon grand-père disait débridé.
— C’est un mot qu’on n’utilise pas. Il se dit pour un cheval auquel on enlève la bride.
J’ai sommeil. Je vais dormir. »