Vers la fin du mois de septembre se leva sur la ville un vent d’une rare violence dont les tourbillons balayèrent les rues pendant plus de quarante-huit heures. Entre autres dégâts, bon nombre d’antennes de télévision furent renversées et la plupart tordues. Le vent tombé, durant plusieurs jours on vit les gens, montés sur les terrasses ou les toits, s’employer à les redresser. À côté des tubes métalliques, la tête encapuchonnée pour se protéger de la pluie, leurs silhouettes estompées semblaient très lointaines, comme hors du temps. On était maintenant au début d’octobre. À la radio, les bulletins ne cessaient de s’allonger. En effet, les conférences et les guerres, suspendues l’espace de quelques mois, avaient repris. On se battait à la périphérie des continents, cependant que dans les métropoles, les gouvernements, entre les murs de gris édifices séculaires, menaient des négociations. Il en était plus d’une centaine de par le monde entier, sans compter les pays qui, tels des êtres mythologiques bicéphales, en possédaient deux. À l’écoute des nouvelles, les gens avaient un peu le sentiment qu’on éprouve en entendant gronder le tonnerre quand on est soi-même à l’abri, bien au chaud. Et le bulletin météorologique clôturant les émissions venait encore accentuer cette sensation. L’Europe était plongée d’un bout à l’autre dans le brouillard, la moitié de l’Asie était d’ores et déjà couverte de neige, et températures et pressions étaient telles qu’elles devaient inciter les cyclones à se mouvoir depuis le cœur des déserts. Après cela, quoi d’étonnant si les speakers, en souhaitant bonne nuit à leurs auditeurs, semblaient y mettre un soupçon de raillerie? Lorsque Besnik sortit, il était un peu plus de sept heures. La soirée était humide. Il avait plu. C’était la première fois depuis l’été qu’il voyait des gens en imperméable sur le boulevard, et il en fut surpris. L’automne était arrivé. Les passants encombraient les trottoirs. Des hautes portes des ministères les employés sortaient en foule. Il chemina un moment parmi le flot des piétons, puis, s’étant aperçu qu’il n’avait plus de cigarettes, il entra dans un débit de tabac. En ressortant, comme il cherchait sa boîte d’allumettes dans sa poche, ses doigts heurtèrent un objet froid et lisse, un rouleau de pellicule. Il l’avait ôté de son appareil le samedi précédent, mais ne l’avait pas encore donné à développer. C’étaient des photos qu’il avait faites pendant les vacances. Le premier été que je passe avec Zana, pensa-t-il sans détacher ses doigts du celluloïd. Il l’avait photographiée un peu partout sur la plage de Durrës, et, après leur retour à Tirana, elle avait attendu impatiemment qu’il lui apportât ces photos. Mais il avait été suroccupé à son journal. Quelques jours auparavant, découvrant qu’il n’avait même pas extrait le rouleau de l’appareil, elle avait été quelque peu surprise de son indifférence. Il s’était excusé et, pour lui prouver la sincérité de ses regrets, l’avait sorti sous ses yeux. Attention, attention, il va être gâché! Elle avait tendu les mains brusquement comme pour protéger de la destruction les images fixées sur le film. Le voilage d’une pellicule, songea-t-il. La défiguration fulgurante des visages, l’effacement des cheveux, la suppression de la ligne que dessinait le bord de la mer. Il y avait là quelque chose de l’effet aveuglant d’une déflagration nucléaire, sujet sur lequel, ces derniers temps, la plupart des jeunes littérateurs avaient exercé leur veine poétique. Il se souvint qu’il y avait un magasin de photos rue des Barricades. Il traversa la place Skanderbeg et prit la rue de Dibra. Sur le trottoir, devant la pharmacie, il aperçut Ben. Il l’avait souvent vu stationner à cet endroit avec des camarades de son âge. Ce soir aussi, ils étaient là, debout, appuyés contre le mur, les genoux de leurs longues jambes légèrement fléchis. Ils fumaient. Il lui avait dit plus d’une fois de ne pas rester là à fainéanter, mais il n’aimait pas beaucoup ce rôle de frère aîné qui a toujours quelque chose à reprocher à son cadet ; il pressa donc le pas et fit semblant de ne pas l’avoir vu. Rue de Dibra, il se fraya difficilement un chemin à travers la foule. Les autobus rouges roulaient lentement tout en faisant miroiter sur leurs glaces les lumières des vitrines. Il s’engagea dans la rue des Barricades, et, marchant la tête levée pour déchiffrer les enseignes, il se heurta à plusieurs passants. Meubles. Articles ménagers. Café. Confections. Confiserie. Bar. Enfin voilà : Photos. La boutique était pleine de clients. Il se plaça derrière un jeune homme corpulent aux cheveux blonds. À deux pas de lui attendait un soldat flanqué de deux jeunes filles, apparemment des lycéennes. Elles se parlaient à voix basse et semblaient faire effort pour se retenir de rire. Le soldat les regardait un peu tristement. Pourquoi les gens se font-ils tant photographier? se demanda-t-il,et son esprit s’en retourna à Zana. Il n’aimait pas les photos. Ce doit être une survivance de l’islam, lui disait-elle parfois pour le taquiner. «Et vous, camarade? demanda l’employée au garçon obèse sans lever la tête de son carnet de factures. — Une photo pour des papiers de stagiaire du Parti», dit le jeune homme blond d’un ton ferme. Quand ce fut le tour de Besnik, l’employée le pria de décliner son identité. J’aime bien ton nom, lui avait dit Zana à la plage. Je suis heureuse de devoir m’appeler Zana Struga. Ça sonne bien ! Maintenant, pensa-t-il, il pleut sur toutes les plages. L’employée lui tendit la facture: «Deux leks cinquante. Ce sera prêt vendredi !» Il prit le reçu et sortit. Dehors, une petite pluie s’était mise à tomber. Il marchait sous les stores des magasins en déchiffrant machinalement les enseignes du trottoir d’en face. Teinturerie. Bar. Pharmacie. Il se rappela que son père lui avait demandé de lui acheter quelques cachets de Librium. Dernièrement, ses nerfs paraissaient flancher. Il traversa la rue et entra dans une pharmacie. Une jolie fille servait derrière le comptoir. Elle expliquait à un villageois le mode d’emploi de quelque médicament. L’homme l’écoutait d’un air hébété. Elle renouvela son explication en inclinant légèrement la tête et en répétant après chaque phrase: «Vous comprenez?» Elle leva un moment les yeux comme pour demander secours aux clients qui attendaient. Son regard effleura celui de Besnik et elle lui sourit en ébauchant un haussement d’épaules. Voilà le serpent, se dit-il. Ses yeux s’étaient posés par inadvertance sur le caducée de la pharmacie décalqué sur la grande vitre: une coupe et un serpent enroulé autour. Qui avait bien pu imaginer symbole aussi répugnant ? Sûrement un malade mental. Moi aussi, j’ai peur des serpents, mais toi, vraiment, tu exagères, lui avait dit Zana lorsque, un jour, sur la route qui longeait la plage, ils avaient vu un serpent coupéen deux par les roues d’une voiture. Il lui avait alors parlé des serpents de Butrint. Elle avait pâli et fini par lui dire: «Assez! Assez!» Lui non plus n’avait guèreenvie deseles remémorer, mais ils lui revenaient malgrélui à l’esprit chaque fois queson regard tombait sur des timbres ou des cartes postales représentant le théâtre antique de Butrint. C’était un souvenir qui se rattachait à son premier reportage de journaliste. Jamais de sa vie il n’avait vu autant de serpents. Et il se disait que même les journalistes qui traversaient la jungle n’avaient peut-être pas l’occasion d’en rencontrer un si grand nombre. Il était parti d’urgence, tard dans l’après-midi. La route était sillonnée de motards de la police de la route. Villes et simples bourgadesétaient toutes pavoisées de pancartes et de banderoles souhaitant la bienvenue au Premier ministre soviétique arrivé en Albanie quelques jours auparavant. Besnik devait se trouver à Butrint avant minuit. Ce serait peut-être un des premiers sites que Khrouchtchev visiterait. Lui-même n’avait jamais contempléles ruines dela célèbre cité antique. Lelendemain, bien quefatigué par son long voyage, il seréveilla de bonne heure, se leva et sortit. Partout régnait une tranquillité insolite. Les murs de l’ancienne ville, les colonnes, les statues et le théâtre où avaient été jouées les tragédies grecques étaient là, à ses pieds. Œdipe roi. Électre. Tout était limpide et mort. De quelque part parvenaient seulement des coups de marteau. Quelqu’un fixait une banderole portant une phrase du dernier discours de Khrouchtchev à Tirana : « L’Albanie deviendra un jardin fleuri en Europe.» Besnik descendit vers le bord de mer pour voir de plus près les statues et les gradins de l’amphithéâtre à demi plongés dans les eaux. Un torrent proche avait dû sortir de son lit, car les eaux étaient troubles et ruisselaient de tous côtés. On entendait leur clapotis paisible. Les statues mutilées semblaient jeter devant elles un regard de dédain malveillant. Et c’est alors qu’il aperçut subitement les serpents. Ils setraînaient sur la surface glauque des eaux avec une répugnante nonchalance. Besnik recula d’un pas, quand il entendit un rire. N’aie pas peur, ils sont morts. C’était Zef, de l’Agence télégraphique albanaise. Ils sont morts, répéta-t-il. Tiens, en voilà un autre, là-bas, près de la colonne. Je le vois, dit Besnik. On les a empoisonnés il y a quelques jours, fit Zef. Le marais alentouren était infesté,et ça présentait tout de même un certain danger. Tu comprends? Khrouchtchev a l’habitude de se promener à pied. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Pour parer à toute éventualité, on a déversé du poison dans les étangs. Tiens, en voici encore un autre, dit Besnik. Je trouve ça écœurant. «Vous désirez ? demanda la pharmacienne. — Des comprimés de Librium. — Vous avez une ordonnance?» Besnik répondit. Aujourd’hui, ce n’est rien encore, avait dit Zef, mais hier, et surtout avant-hier, le spectacle était à vomir. Ils glissaient à la queue leu leu au pied des statues. Zef indiquait l’endroit de la main : un orateur, un philosophe, un autre orateur. Tiens, tu vois, là-bas, ce groupe de statues ? Celles aux bras brisés ? Oui, celles-là. Elles représentent un chœur antique. Avant-hier, les serpents leur pendaient aux épaules. Assez, avait protesté Besnik, je n’ai pas envie d’entendre ce genre de choses. Pourtant, il était resté longtemps à observer les serpents morts qui affleuraient de temps à autre à la surface des eaux troubles comme une vision de cauchemar. Certains d’entre eux se traînaient quelque temps sur les gradins du théâtre. Spectateurs d’Eschyle. D’Œdipe roi «Voulez-vous passer à la caisse?» fit la pharmacienne. Dans la rue, la foule n’était plus aussi dense qu’une demi-heure auparavant. De nouveau il avait cessé de pleuvoir. Des passants regardaient les affiches des cinémas. Il avait remarqué qu’au fur et à mesure que la soirée avançait, augmentait aussi le nombre des badauds qui s’arrêtaient aux carrefours juste pour regarder les panneaux de publicité de films qu’ils n’iraient pas voir, parce que la dernière séance avait commencé depuis pas mal de temps, ou pour déchiffrer des écriteaux ou des horaires qui ne les concerneraient sans doute jamais. Lui-même se serait maintenant peut-être arrêté devant quelque affiche, mais il se rappela qu’il devait passer chez Zana. Il se mit à presser le pas vers la place Skanderbeg. Il chemina le long des bâtiments silencieux des ministères. Les nombreuses fenêtres qui, une heure plus tôt, brillaient encore de vives lumières, découpaient maintenant sur les murs des rectangles encore plus sombres. Quelque part, à un premier ou deuxième étage, tintait une sonnerie de téléphone. Il sourit à part soi, sans raison. Il obliqua vers la droite et traversa le parc obscur pour déboucher dans la rue de la Poste centrale. De deux ou trois endroits parvenaient les accents d’une musique de danse. Derrière le vitrage embué d’un café se distinguaient confusément quelques silhouettes gélatineuses comme immergées dans le royaume des eaux. Partout, sur les lieux de travail et dans les établissements d’enseignement, se déroulaient les premières soirées données à l’occasion de l’inauguration du mois de l’Amitié albano-soviétique. En entendant cette musique, il éprouva un peu de vague à l’âme. Il se rappela qu’il aurait bien fait d’indiquer à l’employée du magasin de photos la sensibilité de la pellicule. Mais, au fond, ce n’était pas si important. Et puis, lui-même ne s’en souvenait plus avec certitude. À Butrint, Zef avait consommé la moitié d’un rouleau à photographier les serpents. Quelle saleté! Il tâcha de les chasser de son esprit. Maintenant, après avoir sué un bon moment sous les projecteurs tout en écoutant d’horripilants conseils, le soldat devait avoir fini de se faire portraiturer. Les lycéennes aussi. Deux ans plus tôt, lorsqu’il avait retiré des photos pour ses documents de stagiaire du Parti, la jeune fille de service lui avait dit : « Félicitations, camarade!» Il avait atteint la maison de Zana. C’était une grande demeure bâtie sur deux niveaux. Comme dans la plupart des maisons bordant cette rue, le rez-de-chaussée était occupé par les propriétaires, une famille qui avait été déclassée après la guerre. Besnik monta au premier et sonna. Ce fut la mère de Zana qui lui ouvrit. «Tiens, Besnik ! Comme tu as bien fait de venir!» Elle avait à nouveau coupé ses cheveux, comme l’hiver passé, peu après les fiançailles de sa fille. Il constata avec plaisir qu’elle ne faisait pas son âge, encore qu’il l’eût préférée un peu moins bavarde. Maman est de nature joviale, lui disait souvent Zana. J’aimerais bien lui ressembler, mais, je ne sais pas pourquoi, je crains fort de devenir un peu mélancolique avec l’âge. Qu’en penses-tu ? Elle disait tout cela sur le ton de la plaisanterie, en minaudant, sachant que cette attitude n’était pas pour déplaire à son fiancé. Chez lui, en général, on parlait peu. Non seulement son père, sa tante Rabo et lui-même, évidemment, mais même son frère cadet, Ben, n’étaient guère loquaces, ces derniers temps. Peut-être ce dernier l’était-il davantage avec ses camarades de la rue de Dibra, quand ils restaient là, l’œil un peu hagard, la cigarette aux lèvres, à regarder passer les filles. À la maison, par contre, il n’ouvrait presque pas la bouche. La seule que l’on entendait gazouiller était Mira. Mais c’était plus ou moins le cas de toutes les filles de son âge. «Il pleut? s’enquit la mère de Zana. Tu n’es pas trop mouillé? — Non, dit Besnik, il vient à peine de commencer à pleuvoir. Il y a quelqu’un à l’intérieur? — Oui, ma sœur et son mari.» Besnik lui lança un regard interrogateur. « Mais oui, Skënder, reprit-elle à mi-voix, tu le connais, n’est-ce pas? — Skënder Bermena, l’écrivain ?» Liri se mit à rire. «Bien sûr. Comme tu es drôle! Tu ne sais donc pas que c’est le mari de ma sœur? —Oui, oui, je le sais, dit Besnik, mais… Il y a longtemps que je ne l’ai pas vu. Depuis…» En fait, il ne l’avait pas revu depuis la soirée de ses fiançailles où il avait fait sa connaissance. De tous les proches de Zana, c’était celui qui fréquentait le moins la famille, et quand Liri lui eut dit: «Il y a ma sœur et son mari Skënder», Besnik en fut tout surpris. Ah, je t’y prends, se dit-il en passant ses paumes sur ses cheveux. Ainsi, toi aussi, comme tous les simples mortels, tu rends des visites de famille! «Ah, vous, les jeunes d’aujourd’hui !» continuait de chuchoter Liri d’une voix basse et caressante, cependant que Besnik se disait qu’il n’aurait jamais imaginé quel’écrivain bien connu Skënder Bermena fut le mari de la tante de Zana. «Bonsoir», fit-ilen pénétrant dans la salle deséjour. L’homme dont il avait vu tant de fois les traits dans les pages des revues littéraires ou à la télévision lui sourit. C’était un sourire en quelque sorte indépendant, détaché de tout ce qui se passait autour. Sur le canapé, à côté de son mari, longiligne et ne ressemblant en rien à Liri, sa femme écoutait attentivement ce qui se disait autour d’elle, sans participer à la conversation. «Alors, Besnik, comment te portes-tu ?» fit le père de Zana. Besnik eut un hochement de tête qui voulait dire « pas mal», et s’installa dans un fauteuil. La seule chose qui l’embarrassait dans ses entretiens avec son futur beau-père, c’était qu’il ne savait comment s’adresser à lui. Lorsqu’ils avaient fait connaissance, il l’avait appelé, comme tout le monde, « camarade Kristaq ». Mais, au bout de quinze jours, il avait trouvé ça un peu gênant. Zana elle-même, par deux ou trois fois, en les entendant deviser, s’était mordu les lèvres pour ne pas éclater de rire. Il ne pouvait tout de même pas l’appeler «Kristaq » tout court, d’abord parce que l’homme était vice-ministre, mais aussi à cause de son âge et d’une certaine autorité qui émanait de toute sa personne, de sa prestance, de sa voix, de sa démarche et même de sa manière de s’habiller. «Bien, et vous?» fit Besnik. Il avait fini par trouver un moyen terme. Il se bornait à le vouvoyer tout en évitant de s’adresser à lui par son nom. Bien entendu, au téléphone, c’était malcommode quand son futur beau-père décrochait le récepteur. Il était alors bien obligé de lui dire « camarade Kristaq », mais, au bout du fil, tout était plus aisé, et du reste, le mot « camarade» s’harmonisait mieux avec les chiffres, le cadran, toute la morphologie du combiné. La véritable raison de cette inhibition, avait expliqué un jour Illyr quand ils en avaient discuté, c’est que le socialisme n’a pas encore pénétré toutes les cellules de notre être. S’il nous est difficile de dire « camarade Untel» à des personnes plus âgées que nous, c’est parce que l’ombre du mot «monsieur» tournoie encore quelque part au fin fond de notre subconscient. Tout comme les ex-«messieurs» tourniquent au rez-de-chaussée de la maison où habite la famille de Zana, s’était dit Besnik. «Voici l’automne qui revient», observa Kristaq, pensif, le regard fixé sur son futur gendre comme si ce dernier avait apporté avec lui de l’extérieur quelque symptôme automnal. De la main, Besnik secoua ses cheveux pour en chasser les gouttes de pluie. «Oui, dit-il, le temps s’est gâté. —Avant-hier, le dernier de nos ambassadeurs venus en congé est reparti, dit Kristaq d’un air un peu lointain, comme s’il parlait d’oiseaux migrateurs. C’est vraiment l’automne. — En octobre, c’est bien normal, observa Liri. —Le deuxième automne1 , rectifia Skënder Bermena sans ôter la cigarette de ses lèvres. Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle ainsi. — Ça ne se dit plus guère, remarqua Kristaq, si ce n’est dans les romans. —C’est bien dommage, protesta Skënder Bermena. Moi, jetrouve queles motsseptembre, octobreet novembre sont trop arides, alors que “premier automne”, “deuxième automne”, “troisième automne” semblent bien plus évocateurs. — Curieux, fit Kristaq, je n’avais jamais pensé à ça. — Il y a là tout le drame du froid dont l’intensité monte d’acte en acte», poursuivit Skënder Bermena. Les mouvements sévères de ses lèvres firent tomber la cendre de sa cigarette sur son genou droit, mais il ne leremarqua pas ou feignit de ne pas le noter. D’un geste nonchalant de la main, sa femme l’épousseta. Au bout d’une minute, la conversation sur l’automnes’éteignit, commetoutes les conversations sur le temps. «Où étais-tu, ces jours derniers? demanda Kristaq à Besnik. On ne te voit plus. — J’avais à préparer un long article. — C’est toi qui as rédigé cette étude sur la crise au Proche-Orient qui a paru aujourd’hui? — Oui, avec un camarade. — Du bon travail, mais, avant-hier, l’exposé sur le problème de nos importations n’était pas fameux.» Besnik observait les lourds rideaux dont la teinte se mariait on ne peut mieux avec celle du divan marron et de la bibliothèque où étaient rangées les œuvres complètes de Lénine. Puis son regard se posa sur le poste de télévision. Il était complètement démonté. Un amas de fils et de lampes, ses entrailles, était étalé sur la table. On pensait à un hara-kiri. «Il n’est pas détraqué, dit Kristaq qui avait capté son regard. On doit seulement y changer une lampe qui faiblit… Ce n’est pas parce que cet article critique un secteur qui me concerne par certains aspects, mais vraiment, tout cela reste très superficiel et l’analyse est faite sans compétence particulière. En matière de commerce extérieur surgissent parfois des difficultés imprévisibles…» Son regard croisa celui de Skënder Bermena dont les yeux, derrière leur gris très foncé, étincelaient d’une malice secrète. Besnik ne savait trop quoi répondre. En fait, il n’avait même pas lu l’article en question. «D’étranges imprévus, reprit Kristaq. Que penserais-tu si je te disais par exemple que l’Union soviétique a tardé à nous envoyer une cargaison de blé et que nous avons été obligés de nous adresser à une firme française? Ce n’est pas là une simple supposition, ajouta-t-il en baissant la voix, et tu comprends bien que ce ne sont pas là des choses à ébruiter. Nous voici donc en présence de ce fait. Que faudrait-il faire, selon votre journaliste? Se mettre à criailler pour dénoncer ce retard ? Alors que la vérité est des plus simples: l’Union soviétique a elle même connu des difficultés. Comme toujours les intempéries, ce sacré climat. En ce domaine, on ne peut être sûr de rien !» s’écria-t-il, presque avec colère. Ses yeux se tournaient de tous côtés comme pour éviter le regard de Besnik. Soit, le climat, pensa Besnik. Mais pourquoi s’énerve-t-il donc ? Zana entra dans la pièce et la discussion s’interrompit. «Bonsoir, lança-t-elle. Comment vas-tu ?» Elle s’assit à un coin du divan et le fixa en souriant. Il aimait, elle le savait, les robes en imprimé léger, surtout après le retour de la mer, quand leurs jours sont comptés. Il regarda quelques instants sa dense chevelure brune aux reflets olive, ses bras et ses genoux qui semblaient s’obstiner à conserver le dernier soleil et, furtivement, pour la millième fois peut-être, il pensa qu’il aurait une fort jolie femme pour épouse. Elle sourit encore et, très naturellement, posa sa main sur la sienne, sur l’accoudoir du fauteuil. «Tu te sens fatigué? demanda-t-elle. — Un peu.» Venant de la salle à manger attenante, on entendait de légers bruits. Brusquement, Liri fit son entrée, débordante de vivacité. «Vous prendrez bien un petit verre de raki avant de manger? demanda-t-elle. —Volontiers, fit Kristaq. Zana, allume la télé. C’est l’heure du journal.» Malgré l'écheveau de fils qui s’en échappait, l’appareil fonctionnait. «Évidemment, le climat… reprit Besnik. Il n’y a pas à chercher d’autres raisons. —Sûr, renchérit Kristaq. Dans le rapport que nous avons rédigé hier avec le ministre des Finances, c’est précisément cette raison que nous avons énoncée: “question de climat”.» Le journal télévisé avait commencé. «Tiens, voilà ton Proche-Orient», dit Zana. Tous deux s’esclaffèrent. Sur le petit écran, des soldats casqués, chargés de leur barda, marchaient en plein désert. Il songea un instant au conscrit qui s’était fait photographier une heure plus tôt. Il devait sûrement être en train de regagner sa garnison sous la pluie. « Les photos seront prêtes d’ici quelques jours, dit-il à Zana. —Ah, comme c’est bien !» fit-elle sans détourner le regard du petit écran. Après le désert apparut une piste d’aéroport sur laquelle un gros avion de ligne venait d’atterrir. La main à leur chapeau pour empêcher le vent de l’emporter, quelques hommes de haute stature descendaient la passerelle. Les photographes se bousculaient pour mieux se placer. «Comme j’aime les aéroports!» fit Zana à mi-voix. Liri revint, portant un plateau avec des verres. « Les négociations de Paris ont repris ? demanda-t-elle en jetant un coup d’œil oblique à l’écran pendant qu’elle posait verres et amuse-gueule sur la table. Voulez-vous encore des olives? — Non, merci, dit Kristaq, et, le regard tourné vers l’écran, il ajouta : Ce sont les ministres des Affaires étrangères réunis à Bruxelles. — Il y a des jours qu’ils ne font que discutailler, dit Liri. À leur place, j’en aurais assez.» Cependant que la caméra suivait les hommes d’État qui se dirigeaient à grandes enjambées vers le bâtiment de l’aéroport, Zana approcha son épaule de Besnik et passa son bras sous le sien. Ses lourds cheveux embaumaient, comme toujours. «Zana, tu prendras bien un petit verre avec nous?» Zana eu un geste d’acquiescement. «À ta santé!» fit Kristaq. En rapportant un nouveau verre, Liri demanda s’ils avaient entendu parler d’éventuels changements au ministère de l’Agriculture, mais personne nelui répondit. «Vous savez, reprit-elle, il paraît qu’avant-hier soir, on a vu le ministre marcher seul, trempé, sous une pluie battante. Il ne s’est vraiment rien produit?» Kristaq l’interrompit : « Liri, dit-il, que ceux qui habitent au-dessous – et il pointa l’index vers le plancher – colportent de ces mauvais ragots politiques, passe encore, mais toi? (...) »