Le retour de Saturne

« Le retour de Saturne » de Daphné Tamage, Stock, 2024

L’année de mon retour de Saturne, j’ai publié mon premier roman. Un roman d’amour. Tout de suite après, je suis tombée raide dingue d’un type qui avait une petite notoriété, s’aspergeait de Jack Daniel’s pour se rafraîchir et se prenait pour une rockstar. Le week-end où nous nous sommes envoyés en l’air, j’ai appris qu’il était amoureux d’une actrice mariée et sortait officiellement avec une photographe culinaire. Si toutes deux n’étaient pas des célébrités, elles étaient bien plus en vue que moi, provinciale précaire qui déboulait à la ville avec un premier roman dont tout le monde se fichait. J’ai murmuré à Rockstar que je lui ferais un bébé s’il me le demandait. Je le connaissais depuis vingt-quatre heures. Mais après qu’il se fut endormi, son corps boutonneux échoué sur le lit double, sa petite queue de traviole, et qu’il eut commencé à ronfler, j’ai entendu des voix.

Tire-toi de là, disaient les murs. Va vers la lumière. Ce truc de lumière m’a fait flipper. Je me suis levée d’un coup, j’ai rassemblé en vitesse mes affaires éparpillées dans la chambre et j’ai filé sous la douche sur la pointe des pieds, comme si le gars en avait quelque chose à cogner que je me casse de chez lui. Comme s’il allait me retenir, m’implorer en tirant sur ma chemise, et moi de répondre : je n’ai pas le choix, je suis une femme libre, tu dois me laisser partir. Mais Rockstar continuait à ronfler, imperturbable.

Une fois arrivée dans le hall d’entrée de l’immeuble, je me suis souvenue que la porte blindée requérait une clé si on voulait sortir. J’ai dû faire marche arrière et réveiller le type pour qu’il m’ouvre. Il s’est levé à contrecœur. Je le désirais, je voulais lui faire une tonne de bébés pour qu’il reste avec moi, mais les voix, elles, ne me lâchaient pas. Va vers la lumière, petite sotte, dépêche-toi. En sortant, j’ai trébuché sur un amas de sacs-poubelle. J’ai entendu Rockstar refermer la porte derrière moi en bâillant. C’était donc fini pour de bon. Alors j’ai fait ce truc que font les filles désespérées. Je n’avais pas encore quitté sa rue que je lui envoyais un message pour lui dire qu’il me manquait. Il n’a pas répondu.

Quelques jours plus tard, alors que je traînais mon spleen dans la ville-monstre, la ville sans âme de mon enfance, mon éditeur – un dramaturge flamand que j’aimais beaucoup parce que 1) il n’avait jamais essayé de me sauter, 2) il faisait l’effort de me parler en français, 3) il avait du talent –, Pieter, donc, m’a annoncé par message que j’allais recevoir une avance considérable pour écrire un second roman. Considérable par rapport à ce que j’avais, c’est-à-dire rien. Et l’argent, avec l’amour et le sexe, c’était ce que je désirais le plus au monde. Toute ma vie, j’avais dépendu des hommes. D’abord de mon père, puis de mon vieil employeur et enfin de mes amoureux successifs. Pour la première fois, j’allais écrire sans devoir travailler dans un magasin discount ou coucher pour m’assurer une rente. J’étais libre. Pieter précisait néanmoins que ce n’était nullement de la charité. Il y avait une condition à l’obtention de cette somme : je n’avais pas le choix du thème. J’allais rédiger un essai à ma sauce sur le découragement. Un guide à l’usage des jeunes désespérés qui avaient morflé pendant le confinement. Ma parole était censée les aider à sortir de cette existence moisie, du manque d’horizon qui se profilait devant eux à cause de la planète viciée sur laquelle ils allaient vieillir, puis mourir. Je devais leur faire croire que tous ces boomers ne leur avaient pas laissé un monde déjà foutu. Qu’ils allaient pouvoir rectifier le tir grâce à la force de leur jeunesse. Bref, leur mentir. Comme j’avais une écriture simple, sans fioritures ni tralala, j’étais la plus à même de parler directement à tous les ados dépressifs qui avaient tenté de se jeter sous un train. Je ne devais pas me soucier d’une quelconque morale, m’assurait Pieter : sa proposition n’était pas plus hypocrite que tous ces nantis qui écrivaient des manuels de développement personnel à l’usage de la femme au foyer qui rêve sa vie. Désormais, c’étaient les ados malheureux qui rapportaient gros.

Je me suis assise contre la cage d’ascenseur qui menait au parking du centre commercial pour relire le message de Pieter. J’ai songé à Rockstar qui ne pensait pas à moi et j’ai senti la brisure. J’ai pleuré en me souvenant du Mec Bien qui ne m’avait jamais fait de mal, lui, l’homme doux que j’avais délaissé parce que je voulais être la nana de Rockstar, l’unique, l’élue. J’ai pleuré sur les hommes qui avaient jalonné les trente dernières années de ma vie, jusqu’à ne plus rien éprouver – cet instant où les larmes vous neutralisent. Cet instant où rien ne peut vous arriver de pire.

En rentrant chez moi, j’ai cru que mon désespoir passerait après une ou deux nuits de sommeil et quelques soirées avec les copines. Rien à faire. J’allais de plus en plus mal. Je ne dormais plus. Après trois semaines de sanglots ininterrompus et une tête de crapaud, je suis allée voir mon vieux docteur. Il parlait très vite. Je ne comprenais pas toujours ce qu’il disait, mais il n’avait jamais rechigné à me faire une ordonnance.

– Je vous écoute.
– Je pleure tout le temps.
– Vous êtes triste ?
Je me suis remise à renifler.
– Qu’est-ce qui vous rend triste ?
Sur le panneau épinglé derrière lui, une infirmière souriante enlaçait un petit enfant cancéreux. « Vous n’êtes pas seuls », disait l’affiche. Je la lui ai montrée du doigt.
– Je vois. Dépression.
J’ai fait non de la tête, affolée.
– Je ne peux pas, docteur. Être en dépression, je veux dire.

– Et pourquoi donc ?
– Je dois écrire un livre contre. Un livre qui réconforte les gens.

Il m’a regardée derrière ses lunettes ovales. J’ai senti le jugement d’un vieux docteur fatigué, las, impatient de prendre sa retraite. Il n’avait plus de temps à perdre avec les états d’âme d’une jeune femme un peu trop dramatique pour être honnête.

– Est-ce qu’il y a un coin où vous pourriez vous reposer ? Un endroit loin de tout ?
– Je suis romancière, je passe mon temps à me reposer. Je préférerais avoir des médicaments pour faire passer cette… ce truc.

C’était simple, non ? Il me fallait une prescription, des cachets qui m’empêcheraient de chialer, qui me redonneraient l’énergie de me lever le matin avant de me mettre à gémir.

– On va d’abord essayer la méthode douce, a dit le docteur. Vous voyez quelqu’un ?
– Si je vois un homme ?
– Si vous avez un thérapeute.
– Bien sûr.
– C’est un homme ?
J’ai acquiescé. Cette discussion ne menait à rien. Il a gribouillé des trucs sur une feuille et me l’a tendue. Impossible à déchiffrer.
– Je me souviens de vous, a-t-il dit en mordillant son stylo.
Se rappelait-il soudain ces fois où j’étais venue le consulter, affligée d’un quelconque chagrin d’amour, incapable d’aller au lycée parce que je voulais mourir ? Tout portait à le croire, parce qu’il a soupiré en désignant l’ordonnance que je tenais entre les doigts.
– Je vous prescris un mois sans hommes.
– Mais les hommes sont partout, docteur !
– Qu’importe la méthode, je m’en fiche. Barricadez-vous au monastère des dominicaines cloîtrées de Lourdes, partez aux îles Lofoten, enfermez-vous où vous voulez. Pas d’hommes, pas de flirts, pas de parties de jambes en l’air, rien. Revenez me voir dans un mois.
Il m’a indiqué le terminal de paiement.
– C’est un peu excessif, j’ai fait remarquer en présentant ma carte bancaire.
Le temps que je règle la consultation, il était déjà debout, porte ouverte, à me faire signe de déguerpir. » 

A propos du membre
Rédaction Viabooks

& aussi