
Il paraît que les noms de famille sont apparus récemment, à l’échelle de l’histoire de l’humanité. En Occident, on fait remonter la généralisation de leur usage au XIIe siècle, pour faciliter le recensement et la collecte des impôts. Avant cela, on vivait très bien sans. Les Gaulois ne portaient qu’un prénom. Pierre, Paul, Jacques étaient en théorie les égaux de tous et le roi de France lui-même n’avait pas non plus de patronyme.
En les colonisant, les Romains avaient déjà tenté de leur imposer le gentilice (nom de famille) et le cognomen (surnom), mais comme on le sait, les Gaulois sont réfractaires : il faudra attendre la Révolution française pour que l’inscription du nom de famille à l’état civil devienne obligatoire. Entre-temps, certains privilégiés, accumulant domaines et servage, s’étaient arrogé des noms à rallonge et à particule.
Au départ, pour se forger un nom de famille, on n’est pas allé chercher bien loin : le plus souvent, on a emprunté le prénom de son père, le nom de son métier, ou de la ville où l’on était né. En l’absence de ces informations, on pouvait toujours se rabattre sur une de ses caractéristiques physiques, ou morales. Puis ces noms sont devenus héréditaires, transmis de génération en génération. Apprendre son nom de famille, cette étiquette qu’il va porter jusqu’à sa mort, est pour l’enfant le premier rapport à la violence du langage, la confrontation avec un imparable principe de réalité : non, tu ne peux pas t’auto-nommer, t’auto-baptiser, tout comme tu ne peux t’auto-engendrer. Ton nom de famille est celui de ta lignée, c’est l’héritage de tes aïeux. Tu es l’enfant de ton père et, selon ton genre, tu transmettras son nom ou adopteras celui d’un autre. Mais c’est aussi, en contrepartie, le motif d’une fierté, l’inscription au sein d’une généalogie, d’une filiation, le début d’une identité. Quelque chose de solide à quoi se raccrocher. Quelque chose d’immuable, du moins, en théorie.
Toute ma vie, j’ai été renvoyée à l’étrangeté de mon nom. À chaque rentrée scolaire, c’était une question rituelle. Il n’est pas banal, ce nom-là, vous êtes de quelle origine ? Portugaise ? Italienne ? Espagnole ? C’était une époque où les profs prenaient souvent plaisir à franciser la prononciation de tous les noms de famille étrangers. La première syllabe du mien se changeait alors en un désagréable son nasal, comme celui qu’on entend dans les mots « crin » ou « brin ». J’osais rarement corriger. Mais si je prenais mon courage à deux mains, pour simplifier, je disais : ça se prononce spring, comme le printemps, en anglais. Ah, bon, c’est anglais, ce nom-là ? C’était encore envoyer les curieux sur une fausse piste. Plus tard, le suffixe « gora » inspirerait à mon prof de philo une ascendance grecque, et donnerait lieu à de mauvais calembours sur Spinoza. Pour couper court à ces supputations, je finissais toujours par lâcher, un peu gênée : C’est tchèque. Aaah, c’est slave, donc ! S’ensuivaient quelques considérations sur ma physionomie, oui c’est vrai vous avez le type slave. Puis un silence gêné, car des Slaves, en réalité, les Français ne savent pas grand-chose et n’ont généralement rien à dire. Alors que sur l’Italie, on peut toujours broder. Arrivait enfin la question la plus embarrassante : Donc vous parlez tchèque ? Euh, non. L’interrogatoire s’arrêtait là. Un sentiment confus de honte et d’illégitimité, pour ne pas dire d’imposture, fondait ensuite sur moi. J’avais le sentiment de n’être pas d’ici, sans pour autant pouvoir me rattacher à un lieu connu. Ce à quoi me renvoyait ce nom, c’était à une origine nébuleuse, un ailleurs dont je ne savais rien, et auquel j’ai longtemps refusé de m’intéresser, car il me venait d’un père qui avait déserté ma vie.
Par identification, ou instinct de rébellion, je compensais en choisissant le plus souvent mes amis parmi ceux qui portaient, comme moi, un nom étranger, ou qui n’étaient pas nés en France. Nous formions le clan des outsiders.
Ce nom de famille, malgré tout, j’en étais fière (et pourtant il n’y avait pas grand-chose que j’aimais chez moi) pour la consonance musicale que lui donnait, accolé à mon prénom, son double rythme ternaire. Peut-être en raison de la charge mystérieuse qu’il recelait, aussi. Au fil des années, j’en ai fait un talisman, quelque chose de l’ordre du mysticisme ou de la numérologie, comme si la somme de toutes ses lettres agencées dessinait un chemin de vie invisible. Je me disais : mon père m’a tout de même donné ça, un nom pas comme les autres.
Longtemps, je me suis contentée de ne pas questionner son origine, ni le récit, aussi fantasque et bancal soit-il, qu’on m’avait fait de son histoire. Constater par exemple que mon patronyme se terminait par un suffixe en « a », comme celui de Kafka, Kupka ou Kundera, suffisait à valider mon ascendance tchèque.
À l’apparition d’Internet, dès qu’il a été possible de taper quelque chose sur un moteur de recherche, mon nom est un des premiers mots qui me soient venus à l’esprit. C’est dire combien cette question était tapie là depuis longtemps.
Sur un site de généalogie, j’avais lu plus tard que ce nom était « peu populaire ». L’expression m’avait paru curieuse. Comme si on choisissait son nom de famille. En France, sa rareté n’avait rien d’étonnant. Le problème, c’est qu’on n’en trouvait pas non plus ailleurs, pas même en République tchèque.
Durant des années, je me suis perdue dans de vaines fouilles archéologiques sur la Toile, à l’affût de lointains cousins, ou tout simplement d’une preuve que ce nom existait bien. Puis je me suis fait une raison. Le résultat de mes recherches, obstinément nul, ne faisait que confirmer ce que j’avais toujours su en mon for intérieur : des Springora, il n’y en avait aucun autre, ma famille et moi étions les seuls à porter ce nom dans le monde entier. C’était un nom sans homonyme. Un « hapax », pour les linguistes, qui n’apparaissait qu’une seule fois dans la langue. En règle générale, les hapax étaient soit des néologismes, soit le résultat d’une erreur de graphie. Dans tous les cas, c’étaient de pures créations, des mots inventés de toutes pièces.
Un nom sans passé ni mémoire, un nom fantôme, en quelque sorte, c’était inhabituel. Mais peut-être avait-il tout de même une histoire ? »