L’homme surgissait au soir, avançait sans hâte, mais ne se laissait pas approcher. Plus d’une fois, Matveï eut envie de le rejoindre, d’engager la conversation. La distance entre eux se réduisait, le vagabond semblait sur le point de se retourner. Et, soudain, il disparaissait au milieu des arbres.
« C’est dans ma tête, tout ça. Je suis crevé, je dors peu, alors je vois ce fantôme qui me tient compagnie… », se disait Matveï, s’efforçant de chasser une idée insidieuse : l’inconnu qui le précédait était… Son double !
Il lâchait un juron, faisant taire cette fantaisie. Trouver un gîte, allumer un feu, manger, ces gestes calmaient l’angoisse et la situation se présentait clairement – un désespoir depuis longtemps apprivoisé.
Matveï Bélov, amnistié fin septembre 57, sorti du camp un mois plus tard, interdit de résider dans les grandes villes. Obligé, donc, de trouver un endroit où personne, à part un ex-prisonnier, ne serait allé de son plein gré.
« Je suis libre, c’est l’essentiel ! », pensait-il, mais le prix de sa liberté lui revenait à l’esprit : soldat blessé en 44, soupçonné de trahison. Huit ans de travaux forcés puis, en 53, à la mort de Staline, la participation à une émeute. À mains nues contre les mitrailleuses, les survivants atrocement torturés, sa tête ballottée sous les coups des bottes ferrées. La conscience retrouvée dans un cerveau hagard, une mémoire en charpie. Sa liberté…
Entrant dans la forêt, il s’aménageait une couche, s’allongeait, rêvant des visages flous et des villes incertaines – tout ce qui lui restait de ses souvenirs.
Au réveil, l’espoir renaissait. La bourgade de Pinéga, son lieu de relégation, se trouvait à deux journées de marche. C’est là qu’il allait étrenner une situation peu enviable mais qui lui offrirait de la stabilité : un « récidiviste » décidé à renouer avec une vie d’honnêtes gens.
Sous le soleil d’automne, il se sentait presque serein, s’arrêtant, cueillant des airelles. « On dirait que tu es en vacances, mon vieux ! »
Son pas commençait à être rythmé par une voix qui résonnait en lui mais ne lui appartenait pas : « Toute la ville – danse – danse… » Il ralentissait et les échos devenaient encore plus farfelus : « Joue à joue, joue à joue… »
Ces bribes s’articulaient dans une langue étrangère mais qu’il avait l’impression de comprendre.
La douleur reprenait – une pesanteur de plomb derrière ses yeux. Les ombres apparues dans son sommeil s’effaçaient, hormis le souvenir des bottes ferrées s’acharnant sur sa tête. Un écho absurde sonna : « Lawrence est mort. Sur une route de campagne dans le Dorset… » Mais quel Lawrence ? Et c’est quoi, ce mystérieux « Dorset » ?
Il ne savait pas ressaisir cette mémoire ravagée. Un jour, à la sortie d’un village, dans une boulangerie, il sentit sa gorge se nouer – le nom d’un pain lui fit entendre une note d’enfance – l’enfance d’un autre, celle qu’il n’avait pas vécue et dont, bizarrement, il se souvenait.
L’avant-veille, un chef de kolkhoze l’avait laissé dormir dans son grenier (« notre mansarda », dit-il) – et ce mot frappa Matveï avec la force d’un aveu.
Un soir, aux abords d’une station ferroviaire, il s’allongea sur la couchette d’un wagon abandonné. Couchette ! Inexplicablement, ces syllabes touchèrent en lui un nerf à vif.
Le plus troublant arrivait au crépuscule quand, sur son chemin, surgissait ce « fantôme » qui aurait pu clarifier tant d’énigmes ! Une enfance, vraie et méconnaissable, puis ces « joue à joue » et « la ville qui danse ». Et aussi la mort d’un certain « Lawrence » sur une route du Dorset…
Matveï se traitait de fou, perdu pour la vie des autres. Dans sa poche, il touchait le manche d’un couteau. L’idée de se trancher la carotide ne l’effrayait pas. Il avait déjà tué, avait failli être tué, à la guerre, dans le camp…
Ce n’est pas la peur qui suspendait son geste mais une musique claire et grave qui vacillait en lui, rendant sans importance son incapacité à revivre. Son destin s’exprimait tout entier dans ces sonorités. Le ciel semblait alors observer cet homme figé au milieu d’une taïga infinie.
Pendant ses haltes nocturnes, penché vers le feu, il se rappelait le poêle en fonte sur lequel, enfant, il appliquait ses mains en rentrant de l’école, la sensation du bien-être mêlée au cliquetis d’une machine à coudre… Sauf que ces poêles-là n’existaient pas dans son village natal. On y trouvait un grand cube en briques, au crépi blanc, qui occupait le quart d’une pièce.
Son souvenir se recréa avec une netteté torturante – l’abat-jour bleu, les sonorités d’une machine à coudre… Soudain, il entendit la voix de sa mère !
Haletant comme après un coup au plexus solaire, il se réveilla et, pour ne pas subir le chagrin d’une illusion qui se dissipait déjà, il se mit à souffler dans les braises et à lancer des menaces aux bêtes tapies dans les fourrés : « Venez par ici, charognards ! Venez ! » Mais c’est un canard, traînant une aile cassée, qui surgit sous la lumière de la flambée, poussa un hoquet plaintif et se cacha dans le sous-bois. Un oiseau qui n’avait pas pu prendre son envol vers le sud et qui allait mourir quand les cours d’eau gèleraient.
Matveï se recoucha, tournant le dos au feu. Son unique certitude – cette forêt s’étendant jusqu’à la mer Blanche. Oui, une blancheur figée, pareille à l’effacement de sa mémoire. »