Le 13 juillet 1945, Joseph Billig, 44 ans, prisonnier de guerre récemment rapatrié, adresse une lettre à Georges Wellers. Il ne le connaît pas, mais Wellers, rescapé d’Auschwitz, ancien responsable du « service de l’hygiène » au camp de Drancy, aurait peut-être, lui a-t-on rapporté, croisé sa mère, Berta, durant les quelques jours qu’elle a passés dans le « camp juif » entre son arrestation, à Boulogne, et sa déportation, le 25 mars 1943, pour Sobibor. « Ma mère n’a pas donné de ses nouvelles et je suppose le pire. Il me serait extrêmement précieux d’apprendre de votre part les détails ou peut-être même des instructions pour moi que ma mère a pu vous transmettre », écrit Billig, en s’excusant du « dérangement ».
Probablement Georges Wellers a-t-il répondu à son malheureux correspondant, mais sans pouvoir l’éclairer. Les deux hommes l’ignorent encore : ils deviendront les plus éminents spécialistes de la persécution des juifs sous l’Occupation, reconnus et distingués comme tels jusqu’à la fin des années 1970.
En 1945, l’un et l’autre se rendent dans les locaux du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) à Paris. Billig désire « en savoir un peu plus sur le sort de [s]a mère » – « Entré au Centre de documentation pour quelques heures, j’y suis resté plus de trente ans », écrira-t-il à la fin de sa vie*1. « Profondément traumatisé […] par la découverte, à Auschwitz, d’un univers dantesque, cruel et cynique dont on ignorait l’existence en France*2 », Wellers veut comprendre les raisons de son arrestation le 12 décembre 1941, lui l’« immigré », l’« homme obscur », « en compagnie des personnalités françaises juives les plus prestigieuses », comme il le confiera à l’historienne Annette Wieviorka (Déportation et génocide, 1992). La rafle « des notables » sera le thème de son premier article pour la revue du Centre, Le Monde Juif, en 1948.
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À l’origine en 1943 du futur CDJC, Isaac Schneersohn est revenu à Paris peu après la Libération. Son centre, alors nommé « Centre de documentation des déportés et spoliés », s’installe provisoirement rue de Téhéran, dans l’immeuble de l’ex-UGIF (l’association juive obligatoire créée par Vichy). En juin 1945, le Centre de documentation juive contemporaine est officiellement déclaré. Son nom s’inspire de celui de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, la BDIC, créée après 1918 par un industriel patriote désireux de collecter le maximum de documents sur la Grande Guerre.
Le but du CDJC est ainsi défini : « aider à établir l’histoire des quatre années de guerre et d’occupation subies par la population israélite sur le sol de France ; réunir des matériaux […] à la disposition de tous ceux qui auront, en toutes circonstances, une thèse juive à défendre ; publier plusieurs ouvrages, revues et documentation ; envisager un programme plus ample d’activité en agissant comme un institut des questions juives [sic] » (Journal officiel, 25 juin 1945). Le style est typique de Schneersohn, personnage haut en couleur.
Né en 1881, fils d’un célèbre rabbin russe (issu de la dynastie Loubavitch et la perpétuant), lui-même rabbin dans sa jeunesse, réfugié à Paris après la révolution de 1917, Isaac Schneersohn est devenu un riche entrepreneur en travaux métalliques. Affable et hospitalier, c’est un notable de la « communauté ». Spolié, réfugié en province, il s’installe à la fin de 1942 à Grenoble. L’idée du centre de documentation lui serait venue, racontera-t-il plus tard, au moment des grandes rafles, auxquelles il échappa grâce à sa nationalité française : « Les agents de Vichy raflaient sous mes yeux les Juifs polonais avec leurs femmes et leurs enfants, des vieillards et des malades, et ces scènes me paraissaient infernales. […] Je n’avais alors qu’un seul désir : enregistrer tous ces crimes nazis […] afin que l’Histoire en garde la trace » (Le Monde Juif, mars-avril 1953).
Pour faire fonctionner son centre dans Paris libéré, Schneersohn s’appuie sur un noyau dur de collaborateurs qu’il connaît bien. Presque tous sont des juifs russes, des intellectuels déclassés par l’exil, la persécution, les années de guerre. Parmi eux, Léon Czertok (1893-1974), ancien avocat à Kiev qui s’est reconverti, à Berlin puis à Paris, dans l’édition de livres en langue russe, le poète et résistant David Knout (1900-1955), le philosophe Jacob Gordin (1896-1947), le peintre Philippe Hosiasson (1898-1978) ou l’ex-journaliste et résistant Léon Poliakov (1910-1997).
Pour tenter de faire prospérer le centre, Schneersohn entretient des relations extérieures, nouées dans la clandestinité et les milieux progressistes. Parmi elles, le résistant socialiste Marcel Livian (1901-1988), spécialiste des questions d’immigration au sein de la SFIO, bombardé secrétaire général du CDJC, ou l’ancien ministre radical-socialiste Justin Godart (1871-1956), qui joue un rôle fondamental dans les débuts du Centre de documentation.
« À ceux qui prétendent que la politique est le domaine des réalistes au cœur sec, l’exemple de Justin Godart donne un démenti sans réplique », dira de lui Pierre Mendès France (Le Monde Juif, décembre 1956). Fervent dreyfusard dans sa jeunesse, avocat, ministre, député puis sénateur spécialisé dans les questions de santé publique et d’assistance aux opprimés, ce grand bourgeois et républicain éclairé préside avant la guerre le comité d’honneur de l’OSE – l’Œuvre de secours aux enfants, qui vient plus particulièrement en aide aux réfugiés juifs. En juillet 1940, il est l’un des 80 parlementaires qui refusent les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Résistant dès 1941, il aide Schneersohn dans la clandestinité. Après la Libération, président du comité d’honneur du CDJC, il ne ménage pas sa peine pour soutenir l’action de son ami.
Grâce à Godart, bien des portes vont s’ouvrir devant Schneersohn et le Centre de documentation juive contemporaine. Car telle est la singularité du CDJC : institution éminemment communautaire, dans son fonctionnement et son rayonnement, elle aspire aussi dès le départ à toucher le monde non juif et n’a pas d’ambition plus élevée que celle d’inscrire l’expérience tragique des juifs pendant la guerre dans le grand récit national, français et républicain.
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Par définition, un centre de documentation ne peut exister sans ressources documentaires. En 1944-1945, elles se limitent au minimum : l’essentiel des collections du centre, rassemblées dans la clandestinité, se compose de textes législatifs et de décrets de spoliation parus au Journal officiel de l’État français, auxquels s’ajoutent les rapports, officiels ou secrets, émanant d’institutions juives d’assistance en zone sud. C’est, au départ, à peu près tout, et, se remémorant le travail de collecte des milliers d’arrêtés de nomination d’administrateurs provisoires d’« entreprises juives » initié par Schneersohn à Grenoble, Léon Poliakov ironisera volontiers : « Peut-être croyait-on que les principales pertes se borneraient à cela » (Le Monde Juif, janvier-juin 1963).
Reste que lui-même n’a sans doute pas encore pris la mesure de l’ampleur de la catastrophe lorsqu’en septembre 1944, en quête d’un emploi, il frappe à la porte d’Isaac Schneersohn.
Originaire de Saint-Pétersbourg, Léon Poliakov a rejoint la France avec sa famille, juive russe, en 1920. Licencié en droit, journaliste, engagé volontaire en 1939, le jeune homme évite la captivité en Allemagne grâce à une évasion. Recensé comme juif, à Paris en 1940 puis à Marseille en 1941, il entre dans la clandestinité à la suite de la rafle du 26 août 1942 en zone sud (qui vise les juifs apatrides, comme lui). Désormais, Poliakov s’appelle Robert Paul. Entré dans la Résistance, affilié au mouvement Combat (voir ill. 5), il reste proche des milieux juifs d’assistance qu’il connaît, participe activement au sauvetage d’enfants et, lors de son passage à Grenoble en 1943, donne un coup de main au futur CDJC.
Parmi les intellectuels précaires qui gravitent autour de Schneersohn à la Libération, Léon Poliakov apparaît comme le plus à même de nouer des contacts. Le fondateur du Centre de documentation le place donc à la tête d’un « service de recherches ». Ayant, comme lui, le langage chargé d’intonations russes et d’expressions fleuries, chaleureux et obstiné, Poliakov a, comme lui encore, le don de se rendre sympathique. C’est un atout précieux quand il s’agit de jouer les solliciteurs.
Muni de lettres d’introduction signées par Godart, Livian ou Schneersohn, Léon Poliakov commence à prospecter à partir de l’hiver 1944-1945. Ses archives personnelles gardent la trace de l’une de ces attestations (datée du 1er février 1945) qui le « mande afin de rechercher, recueillir et centraliser toute documentation concernant la vie juive en France sous l’occupation » pour le compte du Centre de documentation.
Très vite, la chance sourit au chasseur d’archives. Au ministère de l’Intérieur, rue des Saussaies à Paris, le commissaire Bergé, chargé d’enquêter sur les services français impliqués dans la persécution raciale, lui désigne une malle. Ce qu’elle contient est d’une rareté insoupçonnée : les papiers du « service juif » de la Gestapo à Paris (on ignore encore que les archives des autres délégations européennes du « service juif » dirigé depuis Berlin par Adolf Eichmann ont été détruites). Ces papiers comprennent des rapports internes, des lettres échangées avec d’autres services allemands et français, la correspondance avec Eichmann ou les listes des convois de déportation partis de France. Bergé, qui ne lit pas l’allemand, est heureux que ces archives puissent être exploitées. Poliakov peut les emporter, avec toute latitude pour faire des copies. »