Corleone, 1943
Une déflagration ébranle la terre. Puis, partout, des cailloux. Des cailloux, des lambeaux de chair et des fragments d’os.
Pourtant, on croyait que tout cela appartenait au passé, que le diable avait remisé son redoutable tambour, que les sifflements, les détonations et le fracas de la guerre avaient abandonné le ciel. Que la pluie de métal était finie. Les bombardements ont cessé pendant l’été. Alors, que s’est-il passé ? Pourquoi les crucifix pendent-ils maintenant de travers, aux clous plantés dans les murs ?
La via Rua del Piano offre un spectacle infernal. La maison de Giovanni et de sa famille n’existe plus. Des gens se tiennent, hagards, devant les décombres et les flammes, perçant du regard le nuage de poussière grise.
Dans les décombres se trouve le jeune Salvatore, toujours vivant. Gaetano, son frère, est vivant aussi. Il se tord par terre, ensanglanté. Les autres hommes de la famille sont morts.
Jusque-là, l’enfer paraissait loin de Corleone. Ici, on travaille, on prie et on fonde des familles.
Le sommeil de ces campagnes est si paisible que quand, pour une raison ou une autre, des étrangers passent par là, ils marchent sur la pointe des pieds, par crainte de réveiller la terre, de voir ses mottes s’agiter et d’entendre résonner un ricanement dans l’air chaud qui souffle faiblement sur les champs : Croyiez-vous vraiment que cette terre dormait, pauvres crétins ?
Dans ce coin, la terre se réveille bien avant le soleil. Elle commence à bouger dans l’obscurité. Elle s’étire, se dégourdit les membres. On dirait même qu’elle bâille, que son haleine chaude s’élève paresseusement au-dessus des vergers.
Les hommes se réveillent en même temps qu’elle.
Ce matin, Giovanni a fait monter ses trois garçons sur sa charrette sous un soleil encore tiède. La mule s’est paresseusement mise en chemin dans la via Rua del Piano, et le clop clop clop de ses sabots a fait se rendormir plus d’une fois les trois garçons, tandis que Giovanni pensait à la journée qui l’attendait, le regard fixé devant lui et la bride à la main. À mesure que la charrette s’éloignait des constructions basses et grises, la campagne s’ouvrait de part et d’autre, au-delà de la barrière qui entoure Corleone : les églises San Michele Arcangelo, San Bernardo, San Nicolò ; puis San Leoluca, la Madonna delle Grazie, Santa Maria Maddalena, Maria Santissima Annunziata, San Giovanni Evangelista, et de nouveau San Michele Arcangelo. Si on les reliait, elles dessineraient un mur d’enceinte. Sans compter celles qui se trouvent à l’intérieur du village. Si la place manque parfois pour les hommes, dans les lits creux de ces vieilles masures qui, outre une famille au complet, abritent souvent des chiens, des cochons et des poules, il n’en manque jamais pour les saints. Ils ornent les têtes de lit, sont agrippés aux murs, se reflètent dans les armoires et dans les vitres des buffets.
Giovanni possède trois hectares de terre éparpillés entre les lieux-dits de Marabino, Frattina, San Cristoforo et Mazzadiana. C’est peu, mais il s’en contente. Autrefois, toute la terre alentour appartenait à des familles de barons insolents qui se targuaient de pouvoir aller jusqu’à Palerme sans jamais quitter leur propriété. Et c’était vrai. Alors, rien d’étonnant à ce qu’aujourd’hui, dans ces campagnes peuplées de moutons, de caroubes, d’oliviers et de quelques vignes – appartenant toutes à une seule personne, et à une autre avant elle, et ainsi de suite en remontant le temps –, dans ce village de misérables ouvriers agricoles, de gabellotti, de campieri1 et de chiens qui mangent d’autres chiens pour ne pas crever de faim, avoir trois hectares de terre et un repas par jour soit perçu comme une chance.
À sa manière, Giovanni est un homme chanceux. Dans les plis de son visage tanné par le soleil, cuit à feu vif pendant quarante-six ans, se loge un éclat de gratitude. Il en a quand même tiré quelque chose, de cette vie passée à être courbé sur la terre, les bras endoloris tous les soirs. Aussi loin qu’il se souvienne, il s’est cassé le dos chaque jour de son existence ; et, dans son temps libre, il lui est parfois arrivé de le casser à d’autres : les carabiniers de Corleone l’ont fiché comme « individu pouvant nuire aux personnes et au patrimoine d’autrui ».
Ce que Giovanni et ses trois fils, Salvatore, Gaetano et Francesco, cherchent ce matin dans les buissons n’appartient pas à autrui. Il s’agit de dons tombés du ciel, pour ainsi dire. Des bombes américaines. Du fer, de la poudre, du métal à réutiliser, à vendre ou à troquer. Des essaims de chasseurs-bombardiers ont bourdonné dans le ciel sicilien, déposant dans la terre une couvée d’œufs de dragon. Un œil averti peut les voir luire sous le soleil, à demi ensevelis.
Après avoir passé les champs autour de Corleone au peigne fin, ils ont fini par trouver quelque chose : une bombe made in USA et un obus.
Salvatore, surnommé Totò, a douze ans. C’est l’aîné, et le plus robuste, bien qu’il mesure moins d’un mètre soixante. Son aide a été nécessaire pour charger la bombe et l’obus sur la charrette.
« Mollo ! Mollo, bon sang ! Sinon, on va tout faire péter.
— Allez ! a crié Totò à Gaetano, agenouillé sur le plateau de la charrette. Attrape… »
Gaetano et Francesco ont enroulé les engins explosifs dans un sac en toile sous le regard inquiet de Giovanni.
« Gaffe, on va tous sauter… Un vrai feu d’artifice, ça va être… » L’obus a glissé du sac et a roulé au fond du plateau.
« Ah ! » Giovanni s’est mordu le poing. « Imbéciles ! » Les garçons l’ont regardé, terrorisés : pas tant à cause du risque d’explosion que de sa main lourde et calleuse qui pouvait s’abattre sur eux à tout moment.
« Les feux de la Saint-Luca, c’est passé, essayons de rentrer entiers à la maison. Allez. »
Ainsi, en fin d’après-midi, une fois le chargement installé, l’obus et la bombe calés sur de la paille pour amortir les cahots, tous les hommes de la famille ont pris le chemin du retour. Il leur a fallu une heure, avec leur mule, avant de revoir cet amas gris de bicoques paysannes aux toits de tuiles ébréchées et aux pièces remplies de saints, de crucifix et de prières jamais exaucées.
Gaetano regardait la route et parlait avec son père des sillons qu’il faudrait creuser le lendemain sur leur terre à Mazzadiana. Francesco était le seul qui réussissait à somnoler avec deux engins explosifs à ses pieds. Totò ne décrochait pas un mot. Il regardait le ciel, se rongeait les ongles. En arrivant à Corleone, il a flanqué une taloche au plus jeune de la fratrie.
Ils ont sauté de la charrette à l’angle entre la via Rua del Piano et la via Ravenna, Giovanni a étendu un tissu par terre, il a pris la bombe et l’a posée dessus. Il voulait la désamorcer là, dans la rue, devant la porte de chez lui.
Il s’est penché sur le projectile. Deux vieilles femmes qui marchaient dans la via Ravenna ont vu son dos recouvrir une sorte de torpille. Il trafiquait, comme il l’avait déjà fait plusieurs fois, pour lui c’était comme réparer les planches de la charrette, traire les brebis, récolter les fèves. Sauf que là, il jouait avec soixante-dix kilos d’explosif sous les fenêtres d’un millier de personnes qui avaient déjà leur lot de misères. Les vieilles femmes ont jeté un regard aux trois pauvres gamins perchés sur le muret qui observaient leur père à l’œuvre. En retour, Totò leur a adressé un rictus, fier de son père qui se payait la tête de la mort, la trayait consciencieusement, détachait ses pièces une à une et les transformait en argent.
Il n’a pas fallu longtemps à Giovanni pour désamorcer la bombe. Il la revendrait, peut-être. À qui, ça n’avait pas d’importance. Au premier qui proposerait assez d’argent, et après ce serait son problème. Métal, pièces, poudre : les bombes des Américains, c’est comme le cochon. Dedans tout est bon. C’est mieux que les truffes et bien plus facile à trouver. Mais ça peut exploser.
Cependant, Giovanni avait une certaine familiarité avec les truffes en acier. En quelques secondes, il a retiré la fusée d’ogive et la fusée de culot – il n’avait aucune idée de leur utilité, mais il savait comment les détacher. À présent, la bombe était inoffensive.
L’obus, lui, l’était déjà. Son extrémité était fissurée et il ne contenait pas d’explosif. Giovanni et les garçons l’ont tourné et retourné, il était vide. Giovanni réutiliserait son fer.
Ainsi, Giovanni a dit aux garçons de le transporter dans la maison, cette maison mi-étable mi-église, jamais silencieuse à cause des bêtes.
Les femmes étaient absentes. Maria Concetta était sortie avec leur fille aînée, Caterina, et la dernière-née, Arcangela. Elles marchaient dans une des ruelles du village, d’un pas lent et fatigué, car Maria Concetta est à son huitième mois de grossesse et son ventre fait la taille de trois pastèques. Elles n’ont pas vu Giovanni prendre une pierre, franchir le seuil et frapper d’un coup sec et décidé sur la pointe du projectile. Les garçons, eux, si. Ils étaient là, derrière leur père, quand l’obus a explosé dans une énorme déflagration et que les flammes ont entouré la maison.
Totò est incapable de reconnaître le corps de son père. Il y a un instant encore, il était debout, grommelait quelque chose, ses bras puissants moulinaient, ses doigts noueux serraient une pierre et maintenant des lambeaux de lui sont éparpillés çà et là, sur les murs et le sol de leur maison éventrée. Le petit Francesco a connu la même fin que son père. Gaetano gît recroquevillé par terre. Les éclats de fer ont pénétré dans sa jambe droite, ils l’ont blessé au visage et au cou.
Seul Totò se tient encore debout, sans une égratignure, dans un enfer de feu et de désespoir. C’est lui le chef de famille, maintenant : le seul homme de la tribu Riina resté indemne.
Les flammes dansent autour de lui sans le toucher.
Parmi les personnes qui se sont attroupées dans la rue, au milieu des pleurs et des lamentations atterrées, certains crient au miracle. »