Trois courts extraits de "La lune vient parler avec elle"...
Louise avait un frère, Elie. La Mort lui a arraché sa seule famille, cela fera douze ans dans quelques mois. C’était un après-midi de printemps, un vendredi. Un après-midi chaud et ensoleillé. Dans une lumière de feu. Dans une chaleur transpirante, les arcs-en-ciel de fleurs s’épanouissent, leurs pétales dévoilent impudiquement des étamines gonflées de pollen, les bourgeons turgescents mouillés de sève gluante avoisinent de jeunes feuilles verdoyantes tendues vers un ciel sans nuage, pur et immaculé, la voiture d’Elie s’est enroulée autour d’un arbre. Il est mort. A 15h30. Sur le coup, selon l’expression consacrée. Il est mort en une seconde. Une seconde qui a bouleversé à jamais, pour toujours la vie de Louise. Depuis, Louise a une blessure profonde. Une blessure sans cicatrice. Une blessure avec laquelle elle vit sans guérison possible. Une plaie qui ne se referme jamais. Louise vit l’absence, le manque, Louise vit la mort chaque jour.
Sacha avait sept ans, Lola cinq quand Louise leur a annoncé le départ pour toujours de leur Tonton chéri. Elie avait vingt ans. Depuis quelques mois. Vingt ans et un appétit de vivre sans limite. Un farouche amour de la vie. Une vie stoppée nette par un mystérieux coup de volant et un arbre maudit. L’arbre aussi a gardé une longue et profonde blessure. Un lambeau d’écorce arraché n’a jamais repoussé et la monstrueuse écorchure est restée là, sous les regards toutes ces années, à chaque passage.
Louise se souvient d’Elie avec Sacha et Lola. Il les emmenait souvent en balade, ils revenaient la bouche pleine de gros mots et les mains collantes de barbe à papa, les yeux inondés de joie et d’amour pour leur Tonton.
Elie voulait devenir marin. Cela rendait Bernadette, sa mère, folle de honte. Il se faisait consciencieusement renvoyer de toutes les écoles. Il n’aimait pas le coté statique des études scolaires. Il allait apprendre dans la nature, sur le tas. Il apprenait la vie en la vivant, intensément. Il emmenait les enfants visiter tous les aquariums de la région. Leur expliquait l’océan. Elie était obsédé par l’eau et adorait les dauphins.
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Louise repense à cet homme de la bibliothèque qu’elle continue de voir en pointillés. Cet homme mystérieux qui disparaît parfois plusieurs semaines durant pour réapparaître à l’improviste chaque jeudi, car il ne vient que le jeudi, Louise a demandé à ses collègues. Elle lui invente une vie libre, sans lien, elle lui donne cette liberté qui représente aux yeux de Louise, l’île déserte à laquelle elle aspire parfois tellement fort. Une île vierge d’une réalité assombrie par l’écrasante omniprésence de l’absence d’Elie, l’acharnement méchant de sa mère. Et pour oublier quelques instants les ravages de la vie et de la mort sur elle, Louise s’évade avec l’inconnu dans des pensées intenses et coupables. Des rêves éveillés qui libèrent cette femme de quarante ans, de son doux carcan de mère et d’épouse pour quelques minutes magiques volées à son esprit. L’inconnu du jeudi, c’est pour Louise les œillères salvatrices dont elle a besoin pour occulter ce qui l’ennuie, ce qui la détruit. Elle aime cette idée d’abandon intellectuel qu’elle ressent dans ces rêves fous. Des moments suspendus sans pendule, sans date et sans raison. Des instants mystérieux où tout devient possible, où les horreurs de la vie s’estompent jusqu’à s’effacer. Des rêves d’évasion et de fuite où l’on se croit à l’abri du monde. Des rêves où pendant quelques minutes on se sent échapper au temps. La découverte d’un ciel neuf, sans tâche, vierge. Mais Louise sait qu’aussi loin que l’emporte son rêve, elle partira avec elle, on ne s’oublie jamais ; son ombre derrière soi, toujours pour rappeler le passé, le conjuguer au présent. Et la raison lui ouvre les yeux. Toujours là, pesante. Alors Louise reprend le tourbillon de sa vie, sa routine bienfaitrice et destructrice. S’arrêter ne serait-ce que quelques minutes c’est à chaque fois ouvrir une porte à la sournoise torture, laisser une brèche à la lèpre traîtresse alors le mieux est de continuer de s’étourdir dans cette routine qui calfeutre, cette routine qui capitonne. Il est essentiel que cette détresse reste transparente pour les autres, que personne ne soupçonne le puits de sa douleur. Pour ne pas attendrir, ne pas attirer de compassion dans un monde où souffrir est un signe de faiblesse, ne pas blesser la pudeur collective. Ne pas attirer une pitié dérangeante, qui aboutit invariablement à une agressivité de défense, la souffrance de l’autre embarrasse, la mort effraie. C’est un tabou qui doit rester caché au creux de soi. La mort est un talon d’Achille pour celui qui la côtoie. Alors au cœur de cette vie si équilibrée que Louise offre à la vue de tous, elle s’amuse à ce jeu du « ça va ? – Oui ça va et toi ça va ? – oui ça va. » Voilà les douze mots qui résument ce que l’autre a envie d’entendre. Oui tout va bien, foie gras à Noël, vacances en été, même pas mal…
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On accède à la petite maison de la plage par un chemin de sable bordé d’herbes un peu folles. Pas très vertes, très dures. Les oyats, qui ondulent au vent de la mer. C’est une maison basse. Blanche. Les volets verts crus tranchent sur la petite façade. Les fenêtres sont hautes et laissent rentrer la lumière vive du soleil. La lumière cendrée de la lune aussi. Adrien ne ferme jamais les volets. Il veut la lumière naturelle toujours. Adrien laisse les fenêtres ouvertes sur la nature, ses bruits et ses odeurs. Ouvertes sur la vie.
Il rentre dans le jardinet par une petite barrière verte, y accole le vieux vélo dont il se sert pour aller faire ses courses. Ses promenades, dans les champs, les marais salants. Les paysages de l’île le fascinent. La lumière aussi. Ré la Blanche. Et pour se dégourdir la plume, il s’amuse à déclamer quelques vers en hurlant, debout face à l’océan ou au milieu des vignes,
« Une sorte de voûte sacrée,
Où le bleu soupire dans l’immensité
Verse sur la campagne majestueuse,
La tiédeur engourdie et radieuse
Des parfums de l’Orient.
Le soleil darde sur les sarments,
Les maisons basses et laiteuses,
La poussière des routes crayeuses,
Tout resplendit somptueusement
Des parfums de l’Orient.
Une lumière unique, délicatement fluide,
Entame une mélopée d’ivresse.
Forte, elle écrase, douce, elle caresse,
Chaleur irréelle aux effluves languides
Des parfums de l’Orient. »
Il a trouvé cette maison il y a plus de deux mois maintenant. C’est la proximité de la mer qui l’a conquis. Le calme solitaire du lieu. Dans le jardin derrière la maison, une terrasse, un amandier, un figuier, un mimosa encore en fleurs qui embaume de son odeur emmêlée des parfums iodés des embruns. Et des roses trémières aussi, elles revêtent tous les roses du plus sombre, presque noir au plus clair, presque blanc. Chair, la couleur de la chair des femmes auxquelles il voue une passion dévorante. Des femmes fleurs, à la peau soyeuse qu’il caresse en connaisseur, en amateur éclairé. Des fleurs femmes douces et offertes, aux arômes capiteux et grisants.
Le figuier est en fruits. Des fruits pulpeux qui éclatent sous la pression de leur chair granuleuse. Elles répandent une fois tombées, une odeur enivrante de vin passé. Un parfum puissant qui modifie la texture de l’air, la rend plus épaisse, plus lourde. Adrien s’assoit au-dessous du grand figuier, dans le vieux fauteuil en bois qu’il a trouvé au fond de la remise. Il cherche la muse entre les jambes serrées de ce tronc sinueux. Attrape une figue, la croque en l’ouvrant comme on ouvre une femme. Il la savoure, songeur. Adrien aime les femmes comme on aime les fruits, pour leur sucré, leur saveur, leur acidité, leur douceur, leur velouté. Il parcourt leur corps, avec précision et légèreté. Dédaigne leur cœur pour plus de sureté. « Le sein, pomme de l’amant » disait Bilal Almisri ; le goût de se frotter à leurs corps complices. Adrien feuillète les femmes comme on déguste un livre. Adrien est célibataire par conviction, la conviction forte de ne pas pouvoir offrir son amour des femmes à une seule.