La Double Inconstance

Extrait de La Double Inconstance de Marivaux

SILVIA, TRIVELIN et quelques femmes à la suite de SILVIA.
SILVIA paraît sortir comme fâchée.

TRIVELIN. - Mais, Madame, écoutez-moi.
SILVIA. - Vous m'ennuyez.
TRIVELIN. - Ne faut-il pas être raisonnable ?
SILVIA, impatiente. - Non, il ne faut pas l'être, et je ne le serai point.
TRIVELIN. - Cependant...
SILVIA, avec colère. - Cependant, je ne veux point avoir de raison : et quand vous recommenceriez cinquante fois votre cependant, je n'en veux point avoir : que ferez-vous là?
TRIVELIN. - Vous avez soupé hier si légèrement, que vous serez malade, si vous ne prenez rien ce matin.
SILVIA. - Et moi, je hais la santé, et je suis bien aise d'être malade ; ainsi, vous n'avez qu'à renvoyer tout ce qu'on m'apporte, car je ne veux aujourd'hui ni déjeuner, ni dîner, ni souper ; demain la même chose. Je ne veux qu'être fâchée, vous haïr tous tant que vous êtes, jusqu'à tant que j'aie vu Arlequin dont on m'a séparée : voilà mes petites résolutions, et si vous voulez que je devienne folle, vous n'avez qu'à me prêcher d'être plus raisonnable, cela sera bientôt fait.
TRIVELIN. - Ma foi, je ne m'y jouerai pas, je vois bien que vous me tiendriez parole ; si j'osais cependant...
SILVIA, plus en colère. - Eh! bien! Ne voilà-t-il pas encore un cependant ?
TRIVELIN. - En vérité, je vous demande pardon, celui-là m'est échappé, mais je n'en dirai plus, je me corrigerai. Je vous prierai seulement de considérer...
SILVIA. - Oh! Vous ne vous corrigez pas, voilà des considérations qui ne me conviennent point non plus.

TRIVELIN, continuant. - ... que c'est votre souverain qui vous aime.
SILVIA. - Je ne l'empêche pas, il est le maître : mais faut-il que je l'aime, moi? Non, et il ne le faut pas, parce que je ne le puis pas ; cela va tout seul, un enfant le verrait, et vous ne le voyez pas.
TRIVELIN. - Songez que c'est sur vous qu'il fait tomber le choix qu'il doit faire d'une épouse entre ses sujettes.
SILVIA. - Qui est-ce qui lui a dit de me choisir? M'a-t-il demandé mon avis ? S'il m'avait dit : Me voulez-vous, Silvia ? Je lui aurais répondu : Non, seigneur, il faut qu'une honnête femme aime son mari, et je ne pourrais pas vous aimer. Voilà la pure raison, cela ; mais point du tout, il m'aime, crac, il m’enlève, sans me demander si je le trouverai bon.
TRIVELIN. - Il ne vous enlève que pour vous donner la main.
SILVIA. - Eh ! Que veut-il que je fasse de cette main, si je n'ai pas envie d'avancer la mienne pour la prendre ? Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux ?
TRIVELIN. - Voyez, depuis deux jours que vous êtes ici, comment il vous traite ; n'êtes-vous pas déjà servie comme si vous étiez sa femme ? Voyez les honneurs qu'il vous fait rendre, le nombre de femmes qui sont à votre suite, les amusements qu'on tâche de vous procurer par ses ordres. Qu'est-ce qu'Arlequin au prix d'un prince plein d'égards, qui ne veut pas même se montrer qu'on ne vous ait disposée à le voir ? D’un prince jeune, aimable et rempli d'amour, car vous le trouverez  tel. Eh ! Madame, ouvrez les yeux, voyez votre fortune, et profitez de ses faveurs.

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