Lettres Persanes

Extrait de Lettres Persanes de Montesquieu

Roxane à Usbek.
A Paris.

Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j’ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs.
Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines : car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus ? Je meurs ; mais mon ombre s’envole bien accompagnée : je viens d’envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges, qui ont répandu le plus beau sang du monde.
Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? Que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ? Non : j’ai pu vivre dans la servitude ; mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature ; et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance.
Tu devrais me rendre grâce encore du sacrifice que je t’ai fait ; de ce que je me suis abaissée jusqu’à te paraitre fidèle ; de ce que j’ai lâchement gardé dans mon cœur ce que j’aurais dû faire paraitre à toute la terre ; enfin, de ce que j’ai profané la vertu, en souffrant qu’on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies.
Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l’amour : si tu m’avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.
Mais tu as longtemps eu l’avantage de croire qu’un cœur comme le mien t’étais soumis : nous étions tous deux heureux ; tu me croyais trompée, et je te trompais.
Ce langage, sans doute, te parait nouveau. Serait-il possible qu’après t’avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d’admirer mon courage ? Mais, c’en est fait, le poison me consume, ma force m’abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu’à ma haine : je me meurs.

Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune de Rebiab, 1, 1720.

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