Michel Orcel est à la fois philosophe, écrivain et psychanalyste. Spécialiste de littérature classique, il est aussi un grand érudit qui a écrit plusieurs livres sur les racines et l'histoire de l'islam, comme "L'invention de l'islam"(Perrin). En notre époque où cette religion est source d'interprétations contradictoires et de fantasmes de tous ordres, Viabooks a souhaité interroger celui qui connaît les textes. Michel Orcel apporte par son éclairage une profondeur de vue qui permet de mieux comprendre la particularité de l'islam et de lutter ainsi contre une islamophobie teintée d'ignorance.
Michel Orcel : Il y a indéniablement dans le Coran des appels au djihad, dans son double sens de guerre sainte et d’effort spirituel. Toutefois, il n’y a dans le Coran rien qui se rapproche tant soit peu des appels à l’extermination génocidaire qu’on trouve en abondance dans certains livres de la Bible hébraïque (Exode, Deutéronome, Josué, etc.). Le djihad coranique – lorsqu’il désigne la guerre pour Dieu - est essentiellement défensif ! Il me paraît indispensable de commencer par ce rappel, car la polémique actuelle repose sur un présupposé : l’islam serait la seule religion ou le seul monothéisme violent. Or on ne peut parler de l’islam sans parler du judaïsme et du christianisme, dont il est l’héritier. Malgré les figures immenses de la chrétienté, de Jésus au pape François en passant par une pléiade de saints admirables, malgré le visage qu’offre aujourd’hui l’Eglise, tout à fait pacifique et même d’une exceptionnelle tolérance, il faut rappeler que l’Evangile contient plus de violence qu’on ne le pense, et surtout que, si le Dieu chrétien est un Dieu d’amour, certains de ses représentants les plus grands n’en ont pas moins appelé à la persécution active des hérétiques (saint Augustin, Contre les donatistes) et même au meurtre des infidèles (saint Bernard, De Laude novæ militiæ). Deux exemples parmi d’autres, que veulent trop vite oublier des universitaires tels que Rémi Brague. Pour l’islam, la source de la violence est moins dans le Coran que dans certains épisodes de la vie officielle du Prophète (la Sîra), qui, tout comme Moïse ou Josué, était un prophète guerrier et n’a pas toujours fait preuve de pitié envers ses adversaires. – Vous voyez que les contradictions touchent tous les monothéismes et que, surtout, la manipulation des textes est essentielle dans la justification de la violence religieuse. La question est donc de savoir si le terrorisme djihadiste a vraiment quelque chose à voir avec l’islam. Les appels coraniques au djihad sont effectifs, je le répète ; mais, outre qu’ils s’expliquent par le contexte historique et politique, comme la guerre sainte juive à l’époque de la Bible, les docteurs ont considéré depuis des siècles que le temps du djihad était clos, hors le cas d’invasion du « domaine de l’islam ». (Pour ceux qui s’intéressent à cette question, je recommande l’excellent article « Djihad » de Wikipédia.) Par ailleurs, j’oserai dire que, jusqu’aujourd’hui, l’islam s’est finalement montré moins violent que le christianisme (la folle barbarie de la première Croisade, contre les juifs d’abord, contre les musulmans et chrétiens orientaux ensuite, n’est pas une blague…) ou certains régimes réactionnaires, chrétiens ou post-chrétiens (pensons au franquisme ou à la dictature argentine : ce n’est pas là de l’histoire ancienne…). Et cela non seulement dans les textes, parce que les prescriptions du djihad sont encadrées, mais encore dans les faits, puisque l’expansion islamique à la mort du Prophète s’est faite de façon beaucoup plus pacifique qu’on ne le raconte. Les Arabes, je l’ai montré ailleurs, ont été accueillis par les juifs et les chrétiens non-orthodoxes (persécutés par Byzance) comme de véritables sauveurs, et la chose s’est répétée au moment des Croisades, lorsque les chrétiens orientaux ont préféré la protection de l’islam à la barbarie des chrétiens latins. Songez par ailleurs que la conversion de l’Indonésie, le plus grand pays musulman au monde, s’est réalisée à travers le négoce et la prédication. C’est depuis peu que l’islam – un islam qu’on est en droit de juger totalement dévoyé – recourt à une barbarie sans précédents dans sa propre histoire. Nous connaissons chez nous le terreau sur lequel a germé cette plante : immigration massive, ghettoïsation, électoralisme, etc. Et l’on ne saurait dénier à cette violence aveugle quelque rapport avec la modernité en général (la technique, le pétrole, le paganisme consumériste, la déréalisation de la violence à travers les jeux et les médias…), la confusion typiquement orientale entre Occident et christianisme, et la complaisance de l’Occident vis-à-vis d’Israël. Car l’atrocité des meurtres terroristes commis par des musulmans fanatisés, les « djihadistes », ne doit pas faire oublier les violences auxquelles se livre Israël en toute impunité. – Pour en terminer là-dessus, je dirai que le Coran contient à la fois, comme la Bible, les germes d’une grande violence et les éléments nécessaires au développement ou du moins à l’acceptation d’une démocratie moderne. L’Eglise a eu le même problème d’adaptation. C’est au fond dans l’interprétation des sources secondaires (Sîra et hadiths) que l’islam devrait travailler, comme l’ont fait les juifs et les chrétiens, pour se réformer et s’adapter au monde occidental d’aujourd’hui.
Michel Orcel : Entre le Coran, Parole divine, et l’islam comme corpus de croyance et corps politique, il a bien fallu que s’inventent - sur une durée minimale de 70 ans (entre le début de la prédication de Mahomet et l’érection du Dôme du Rocher à Jérusalem) et probablement beaucoup plus - une théologie, une dogmatique, une spiritualité, un droit qui ne préexistaient pas ou qui n’étaient contenus que de façon très lacunaire dans le Texte saint. La biographie du Prophète et les hadiths (un ensemble considérable de faits et gestes attribués à Mahomet ou à ses compagnons) fournissent un récit officiel de cette invention ; mais ces deux sources n’ont été compilées que très tardivement et dans des conditions qui ne satisfont nullement aux critères requis par la science occidentale (l’islam lui-même reconnaît l’authenticité très variable des hadiths et en a codifié la valeur selon des normes qui lui sont propres). En réalité, nous ne savons que très peu chose de ce moment augural. Des sources externes ou secondaires (grecques, syriaques, arméniennes, juives) nous renseignent sur l’historicité du Prophète et de son apostolat, sur sa connaissance religieuse, sur les liens originels du judaïsme avec l’islam naissant, etc. Ces références sont passionnantes, non seulement parce qu’elles témoignent d’une vérité historique, mais parce qu’elles attestent de la source commune des trois religions monothéistes, ce qui irrite fort certains islamologues chrétiens. – A partir des mêmes documents, on peut dire, sans surprise, que Mahomet joua un rôle religieux, politique et militaire. Aux yeux de nos « témoins » externes (amicaux ou hostiles), il semble qu’il ait proposé aux Arabes une sorte de judaïsme rectifié ou de christianisme non incarnationniste, proche de celui de l’hérésie arienne ; qu’il ait voulu ou souhaité reprendre Jérusalem pour hâter la venue du Messie ; enfin qu’il ait reçu l’appui des juifs, alors persécutés par Byzance. Ces sources, on le voit, recoupent partiellement le dogme musulman ; et la figure du chrétien Waraqa, qui, dans la Tradition musulmane, atteste le premier de la véracité du message divin reçu par Mahomet pourrait bien être la trace de la parenté de l’islam avec ce qu’on appelle aujourd’hui le judéo-nazaréisme, c’est-à-dire un judaïsme ayant reconnu la messianité de Jésus sans accepter pour autant sa nature divine. Etudier la naissance de l’islam, ses liens avec le judéo-christianisme et son expansion impériale, qui s’est globalement effectuée de façon pacifique, conduit ainsi à ruiner la thèse du prétendu « choc des civilisations », du moins comme phénomène génétique.
Michel Orcel : Je ne vois pas pourquoi l’islam échapperait aux divisions, hérésies et phénomènes centrifuges qui ont affecté les deux autres monothéismes. En revanche, ce qui est notable dans l’islam, c’est la déchirure presque originelle entre chiites et sunnites. Les premiers sont à la fois les représentants d’une revendication politique (le califat doit rester dans la « maison du Prophète ») et mystique (Ali, le gendre du Prophète et 4e calife, est « la porte » du Coran, son interprète) ; de plus, le chiisme est doté d’une organisation cléricale et, du fait même de son histoire (assassinat d’Ali et défaite de son fils Hussein, déconfit et mis à mort par les troupes du calife omeyyade), il est teinté d’une couleur sacrificielle qui lui est propre. A l’opposé, le sunnisme (littéralement : traditionalisme) se fonde en principe sur le consensus de la communauté et non sur la « légitimité » héréditaire. Ce courant, majoritaire dans l’islam, n’a pas de clergé (les « imams » sont les musulmans qui guident la prière, les « oulémas » sont les savants, les docteurs) et n’a plus de référence commune depuis l’abolition du califat ottoman par Kemal Atatürk en 1924. C’est une des raisons pour lesquelles les sectes peuvent proliférer dans le sunnisme et détourner totalement le contenu traditionnel de la croyance. Je soulignerai à ce propos la nature proprement sectaire et hérétique du wahhabisme (l’islam saoudien), qui, grâce à l’argent du pétrole, a réussi à se faire passer comme le représentant majeur du sunnisme, bouleversant, de la Bosnie à l’Afrique noire, la nature de l’islam traditionnel, lequel avait pour relais les confréries et les saints locaux. Je renvoie à mon dernier livre pour une analyse des destructions patrimoniales, dans les Lieux saints eux-mêmes, auxquelles se livrent les Saoudiens pour des raisons aussi mercantiles qu’idéologiques.
Michel Orcel : Il faut, me semble-t-il, distinguer deux strates : l’islam ancien, enraciné dans la culture de peuples très divers, qui produit encore une sociabilité paisible et une mystique authentique (c’est, par exemple, le cas du Maroc ou de l’islam d’Asie centrale ; c’était celui de la Bosnie avant la guerre). Cet islam-là est bien réel, mais il est à la fois menacé par le paganisme matérialiste – occidental ou wahhabite, ce qui est au fond la même chose, puisque l’islam saoudien n’est que le maquillage atroce du consumérisme – et persécuté lorsqu’il est minoritaire, comme en Chine ou en Birmanie. L’autre strate, c’est l’islam radical, dont les deux sources sont justement le wahhabisme et le salafisme – deux mouvements très récents dans l’histoire. Cet islam-là se distingue par sa pauvreté doctrinale, sa rigidité interne et sa plasticité externe face aux manipulations. Or – et c’est bien là que le bât blesse –, cet islam-là, comme on le sait, a remplacé l’idéologie communiste. Et au nihilisme matérialiste de l’Occident, il répond par un nihilisme sacrificiel, auquel la « oumma » (la communauté musulmane) finit souvent par adhérer par suite d’un réflexe communautaire particulièrement violent dans les pays illettrés du tiers-monde, mais aussi souvent, c’est le cas chez nous, faute d’être comprise ou respectée dans ses croyances ! C’est ce à quoi nous assistons après les attentats meurtriers contre Charlie Hebdo. Rien, jamais, ne justifie le crime. Mais comment ne pas avoir assez de souplesse intellectuelle et de respect d’autrui pour ne pas comprendre que les croyants (à quelque foi qu’ils appartiennent) ont droit à ce qu’on respecte leurs croyances ?... Il est vraiment étonnant de voir comment les actuels philosophes européens, et je pense naturellement aux philosophes français, qui ont tous lu et commenté Nietzsche, sont incapables de se « décentrer », d’imaginer un monde qui ne soit pas à l’image du leur ! Comment peuvent-ils oublier si rapidement que l’Europe a été étroitement gouvernée par des régimes religieux (catholiques ou protestants) jusqu’à une date récente ? Que vers 1820 seulement, en Espagne, on procédait à la dernière exécution pour cause de blasphème ? Que dix ou vingt ans plus tard, dans les mines françaises, on chaussait des enfants de dix ans de sabots de plomb pour qu’ils ne s’enfuient pas ? Que la Révolution française s’est accompagnée de la Terreur (les décapiteurs de l’Etat islamique sont des enfants de chœur en comparaison de Robespierre, fondateur de la religion de l’Etre suprême…) et du génocide affreux des Vendéens ? Qu’il a fallu attendre 1946 pour que les femmes votent en France pour la première fois ?… Il y a là un aveuglement tel qu’on ne peut guère s’étonner qu’il conduise le commun à adopter sans réfléchir un instant le slogan « Je suis Charlie » (d’ailleurs créé par un « communiquant », voir L. Provost, « Je suis Charlie : qui est à l’origine de l’image et du slogan… », Huffington Post, 10 janvier 2015). – A votre question, je réponds donc malheureusement par l‘affirmative : tout nous porte à croire que l’islamisme radical est le fer de lance d’une guerre générale qui ne dit pas son nom. Non seulement parce que, notamment du fait de la paupérisation et de la dessiccation de l’Afrique, l’Europe risque d’être submergée par des vagues migratoires d’une ampleur jamais vue, mais aussi parce que l’islamisme terroriste est un outil idéal pour les coups tordus de certains services secrets, de quelque origine qu’ils soient… L’islamisme terroriste a même un bel avenir.
Michel Orcel : Le gouvernement a brandi à tout instant la hantise de l’ « amalgame » entre islam et terrorisme. C’est bien. Mais cela ne doit pas nous empêcher de réfléchir à la relation existant entre ce terrorisme et l’immigration massive que nos politiques ont d’abord organisée pour des raisons économiques (mains d’œuvre à bon marché) et ensuite démago-électoralistes (réserve de voix). Personnellement, je distingue non seulement terrorisme et islam, mais islam et immigration. C’est l’immigration désordonnée, ghettoïsée, puis flattée, subventionnée, qui a produit ce que nous voyons aujourd’hui. Le renoncement de l’Etat à l’intégration, ou plutôt à l’assimilation (qui ne signifie pas la renonciation à ses croyances, voyez la communauté juive), ont été les facteurs essentiels du développement de cette violence. Je reprends sans gêne ces propos d’un journaliste de droite : « Ces attentats sont l'importation en France d'un dérivé pathologique de l'islam, qui a pu prospérer depuis quarante ans sur le terreau fertile des zones de non-droit, du laxisme judiciaire, de la démission parentale, de l'immigration incontrôlée (…), du communautarisme subventionné, de l'antiracisme agressif, du banditisme organisé, (…) du système carcéral débordé, de la bien-pensance médiatique (…), de la violence nihiliste de jeunes sans repères, de l'éducation nationale paralysée par la peur et du gouvernement aveuglé par l'idéologie compassionnelle » (F. Kersaudy, « Le Point », 19 janvier 2015). Pour lutter contre l’islamophobie, il faut à la fois faire connaître l’islam authentique, revenir à nos bases culturelles communes avec lui, cesser d’agresser l’autre sous prétexte de liberté d’expression, mais il faut en même temps recréer radicalement notre politique d’intégration. De ce point de vue-là, le rétablissement d’un service militaire obligatoire serait la mesure immédiate à prendre.
Michel Orcel : Non, pas du tout. Le Coran condamne les « fabricateurs d’images » en tant qu’ils favorisent l’idolâtrie. En cela il est tout à fait en accord avec le judaïsme et le christianisme iconoclaste. Mais la tradition a durci cette interdiction et, probablement pour faire pièce au christianisme, a évacué la représentation du Prophète comme inconvenante, voire scandaleuse, mais pas vraiment blasphématoire. Au cinéma, par exemple, les rares films qui racontent l’histoire du Prophète et de la Révélation coranique ne représentent pas Mahomet, ou ne le représentent que de dos ! C’est étrange pour nous qui sommes fils d’une culture largement iconographique, mais il est inconcevable pour un musulman sunnite de voir représenté le Prophète. Cela dit, il existait en islam chiite une tradition picturale (très belle, mais désormais épuisée) de la figure de Mahomet et une iconographie populaire, intarissable aujourd’hui encore, autour des personnes de Ali et de Hussein. Mais, sunnite ou chiite, le croyant musulman ne saurait accepter qu’on raille la figure fondatrice de sa croyance. Peut-être est-ce un archaïsme déplorable. Il y a là en tout cas un rapport avec le sacré que nous avons perdu. Ce rapport doit-il être raillé à son tour ?... Non, bien sûr. Il mérite au contraire qu’on l’étudie sérieusement. Du point de vue de l’islamologie et de l’histoire comparée des religions, la sacralisation du Prophète (via notamment l’interdiction de sa représentation) et la divinisation du Coran (considéré comme un « attribut » de Dieu) restent de surprenants mais fantastiques sujets d’exploration…
>>Michel Orcel, L’invention de l’islam. Enquête sur les origines, Perrin
>>Michel Orcel, De la dignité de l'islam, Bayard
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