À quoi bon plaider une fois de plus…
À quoi bon me répéter à l’infini alors que depuis quinze ans j’ai dit tout ce que j’avais à dire, sous tous les angles possibles, sur la liberté d’expression, la nécessité du blasphème, l’histoire de Charlie Hebdo et des caricatures.
Je l’ai dit au procès des caricatures de Mahomet en 2007 puis en appel en 2008, puis lors d’innombrables procès de presse, puis il y a deux ans, longuement, en première instance ; j’ai défendu Mila et Baby Loup, j’ai écrit des articles, publié des livres, participé à des conférences, débats, interviews… Quel serait le sens d’y revenir ?
Vous connaissez déjà mes arguments et mes amis de Charlie Hebdo m’ont entendu les développer à de trop nombreuses reprises. Par ailleurs, je l’ai annoncé depuis l’origine, je ne suis pas là pour accabler les accusés. Alors, à quoi bon plaider à nouveau ?
J’ai déjà tout dit sur Charlie Hebdo. En revanche, l’essentiel, je ne l’ai pas encore dit.
C’est le nom de cette salle d’audience qui m’a mis sur la piste.
La salle Voltaire pour jugement final de l’attentat contre Charlie Hebdo.
Voltaire… Le pourfendeur des religions, l’esprit libre, révolutionnaire, celui dont on a brûlé le dictionnaire philosophique dans le bûcher du chevalier de La Barre, l’auteur du Traité sur la tolérance et de la pièce de théâtre Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète que l’on n’ose plus jouer nulle part au monde ou presque. Celui qui n’hésitait pas à affirmer, en un temps ou cela entraînait la mort, l’enfermement ou l’exil, plus certainement qu’aujourd’hui, que le christianisme était la religion « la plus ridicule, la plus absurde et la plus sanguinaire qui ait jamais infecté le monde », ou encore « la superstition la plus infâme qui ait jamais abruti les hommes et désolé la terre ».
Ainsi osait-on parler des religions au XVIIIe siècle. Il est de ceux auxquels nous devons de vivre libres. Mais nous ne le savons plus, nous l’avons oublié.
Et c’est dans cette salle Voltaire que, trois siècles plus tard, la tragédie qu’a connue Charlie Hebdo va être jugée. Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, Mesdames les avocates générales… C’est à croire à l’existence de son Grand Horloger.
La réalité, c’est que jusqu’à ce jour, malgré toutes mes interventions, je n’ai fait que plaider des conséquences de la terreur, et en effleurer la cause, parce que la cause fait peur et qu’elle est si délicate à évoquer.
Voilà pourquoi plaider. Pour nommer la cause, clairement, sans circonvolutions, comme celui dont cette salle porte le nom l’aurait sûrement fait. Je n’ai pas son génie mais au moins, il faut essayer d’en être digne.
Et pourquoi nommer la cause ? Parce que la pensée provient du langage. Si on ne nomme pas, alors on ne peut pas raisonner. Si l’on ne pose pas le diagnostic d’une maladie, on n’a aucune chance d’y trouver un remède. Et les massacres se poursuivront, inexorablement.
Alors quelle est cette cause qui a tué tous ceux dont on a parlé depuis six semaines, ainsi que 130 personnes le 13 novembre, 86 à Nice et des dizaines de millions d’autres depuis des siècles ? Elle a un nom : c’est l’accusé qui ne comparaîtra jamais alors que c’est celui qui transforme des humains ordinaires en auteurs de crimes plus monstrueux les uns que les autres jusqu’à abattre à bout portant un petit garçon de 3 ans avec une tétine dans la bouche, et une petite fille de 8 ans, en l’attrapant par les cheveux – je parle évidemment de Mohammed Merah – ou jusqu’à couper la tête d’un professeur en toute bonne conscience. Cet accusé tue indistinctement chrétiens, juifs, musulmans, athées et pourtant, il faudrait ne jamais prononcer son nom. C’est lui qui a conditionné les Kouachi à commettre leurs crimes, le 7 janvier 2015.
Dans cette salle, il faut bien finir par le désigner, par le regarder en face : il s’appelle Religion. C’est mon accusé.
Ce n’est pas moi qui m’invente un combat ; moi je n’y suis pour rien, ce n’est pas en dehors du dossier, c’est devant nos yeux, il suffit de ne pas tourner la tête, d’oser regarder la réalité en face. Ce sont les auteurs de ces crimes eux-mêmes qui le hurlent et le scandent.
Par peur, culpabilité ou calcul électoral, certains ne veulent pas les entendre ou leur cherchent systématiquement des excuses, s’empressant de proclamer que ces assassins ne savent pas ce qu’ils disent, qu’ils ont perdu la raison, qu’il s’agit de loups solitaires ou de barbares. Non, ils savent ce qu’ils font, ils le revendiquent, ils en sont fiers. Il suffit de ne pas être dans le déni :
— « On est venus venger le Prophète », ont annoncé les frères Kouachi.
— « Allahou akbar, le Prophète est vengé », ont-ils scandé.
— « Il faut lire le Coran », ont-ils ordonné à Sigolène Vinson.
— « On a vengé le prophète Mahomet », ont-ils répété à trois reprises après le massacre.
Comment cela pourrait-il être plus clair ? Que nous faut-il de plus pour comprendre ? Comment fait-on pour ne pas interroger la religion, pour prétendre que cela n’a rien à voir, sauf à faire comme si on n’avait pas entendu ?
Ces revendications m’obsèdent depuis maintenant presque huit ans. Tous les jours. C’est le mobile du crime et il est explicite : le respect du Coran et la vengeance du Prophète. L’action de ces terroristes est motivée par l’islam – ils le disent – et plus précisément, par une vision de l’islam.
Je parle d’une croyance, pas des croyants. Je parle d’une vision de l’islam, pas des musulmans. Une vision dogmatique, dont les principales victimes sont d’abord des musulmans, comme les Soviétiques étaient les premières victimes du stalinisme.
La seule intolérance qu’éprouve Charlie Hebdo, c’est à l’égard d’une idéologie totalitaire qui opprime les peuples. C’est ça le sens des caricatures.
Et s’il fallait arrêter de dénoncer l’islamisme, comme nous le demandent de beaux esprits du Collège de France, cela voudrait dire que, sous prétexte de tolérance, il faudrait abandonner les êtres humains à la terreur religieuse, en particulier les femmes iraniennes qui se font tuer chaque jour simplement pour obtenir le droit de se débarrasser de leur voile, les femmes afghanes, les homosexuels, les minorités, les poètes, les avocats, les journalistes mais aussi les simples adeptes de la raison et de la nuance.
Je sais bien ce que l’on est quasiment conditionné à objecter quand on ne nie pas : il s’agit d’une vision pervertie, marginale, fanatique de l’islam qui ne représente rien. Pas la peine de s’y attarder. On a tous envie d’y croire parce que ça nous rassurerait.
Le problème, c’est que c’est faux. C’est un faux diagnostic. Ces mots sonnent creux. Cette vision n’a rien d’anecdotique ou de marginal.
Bien sûr, il y en a d’autres, que partagent des centaines de millions de musulmans à travers le monde, qui aimeraient bien vivre tranquillement leur religion sans qu’on les renvoie toujours à la vision des Kouachi et surtout, sans les privations de liberté qu’elle induit.
Mais ce n’est pas une vision marginale. C’est la plus militante, la plus organisée, la plus conquérante, la plus communicante, la plus opulente aussi grâce à ses bailleurs de fonds saoudiens ou qataris. […] »