Regard d'écrivain

Face à face : Mark Greene évoque Roland Jaccard

Mark Greene évoque le souvenir de Roland Jaccard, disparu en 2021. Un regard d'écrivain sur un autre écrivain, en face à face. Quand l'écriture vient transfigurer la réalité. 

De gauche à droit,  les écrivains Mark Greene et Roland Jaccard. DR De gauche à droite, les écrivains Mark Greene et Roland Jaccard. DR

Roland Jaccard, né le 22 septembre 1941 à Lausanne et mort le 20 septembre 2021 à Paris, était un écrivain, journaliste, critique littéraire, essayiste et éditeur suisse. Iconoclaste, irrévérencieux, insolent, il a été l'auteur de nombreux livres et essais, parmi lesquels, Les Chemins de la désillusion (Grasset, 1979),  L'âme est un vaste pays (Grasset, 1983), Journal d'un oisif (PUF, 2002) ou encore On ne se remet jamais d'une enfance heureuse (Éditions de l'Aire, 2021), publié peu avant sa mort.
Mark Greene a écrit notamment Le lézard (Fayard, 2004), Federica Ber (Grasset, 2020)  et plus récemment L'idée de l'amour (Grasset, 2022). Il connaissait bien l'écrivain suisse et nous livre un portrait doux-amer de celui avec lequel il a partagé de nombreux moments. Face à face : quand un écrivain regarde un autre écrivain...

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À Saint-Germain-des-Prés

La première fois que j’ai entendu la voix de Roland Jaccard, c’était à Madrid, au mois d’août, il y a vingt ans, sur mon répondeur téléphonique parisien que j’interrogeais à distance.

Un intellectuel atypique, un dandy philosophe

Trois semaines auparavant, je lui avais adressé un manuscrit de roman. Je n’avais jamais encore publié de livre et je m’étais permis, à cette occasion, un envoi intuitif. J’avais choisi, cette fois, non pas une maison d’édition, en raison de critères plus ou moins objectifs, mais un être de chair et de sang. Il dirigeait une collection aux PUF mais, surtout, il m’apparaissait comme un intellectuel atypique, un dandy philosophe, un  promeneur de la Rive gauche... Dans son message, il m’assurait que le texte lui avait plu, et qu’il tenterait de le faire publier.

Concrètement, je ne savais pas grand-chose de lui...

Concrètement, je ne savais pas grand-chose de lui sinon qu’il avait écrit des petits livres décalés, qui faisaient la part belle à l’observation et au désenchantement, et qu’il affectionnait les piscines. Un de mes amis, le photographe américain Seymour Jacobs (né en 1931 à New-York, mort à Paris en 1999) m'avait assez souvent parlé de lui. Seymour le croisait à la piscine Deligny, lointaine cousine de la plage de Brooklyn qu’il avait si merveilleusement photographiée au cours de sa vie, produisant ces images frappantes réunies dans l’album Les Naufragés de Brighton Beach (1988, Maison de la Photographie de Charleroi). 

La sensation douloureuse et délectable du temps qui passe

Seymour disait : « J’en ai parlé à Jaccard ». Ou : « Jaccard m’amuse ». Ou bien: « Il se trompe complètement, mais au moins, lui, il est intelligent ». L'ironie et le jeu semblaient toujours présents dans leurs échanges. Ils se retrouvaient sur certains points : l’amour de la littérature (Seymour était un fervent lecteur de Proust), de l’été, une forme de désinvolture et d’orgueil, le souhait de mener une vie libre et indépendante, la sensation douloureuse et délectable du temps qui passe.

Ils étaient, aussi, différents. Jaccard était grand et svelte, Seymour petit et râblé. Contrairement au Suisse, le New Yorkais affichait un caractère volontaire, optimiste. Jamais il n’aurait eu l’idée de mettre fin à ses jours (il est mort à 67 ans d’un AVC, dans son lit). Il n’était pas épris de jeunes beautés, photographiait de préférence des femmes mûres, habillées ou nues, qu’il jugeait bien plus captivantes et sexy. Lorsqu’il vous invitait à dîner chez lui, rue Lepic, il adorait faire la cuisine, prenait grand plaisir aux joies simples de la vie bohème, mais somme toute confortable, que lui accordait sa retraite de professeur de français à New York.

En dépit de son message encourageant, Jaccard ne publia pas mon roman

En dépit de son message encourageant, Jaccard ne publia pas mon roman, qui vit le jour quelques mois plus tard aux éditions Fayard, sous le titre Le Lézard. Mais je fis sa connaissance au premier étage du Flore, entouré d’un aréopage d’amis intellectuels (j’appris, quelques années plus tard, qu’il s’était brouillé avec la plupart d’entre eux). Je le trouvai distrait, un peu grisé par l’atmosphère germanopratine, non dénué d’une certaine envie de paraître. Il m’expliqua que les PUF ne publiaient pas habituellement de romans, qu’il avait tout de même songé à le faire, pour le mien, mais que cela s’était révélé impossible.

Les années suivantes, il m’arrivait de le croiser dans la rue

Les années suivantes, il m’arrivait de le croiser dans la rue et d’entamer avec lui une petite conversation, à la fois sympathique et superficielle. Comme lors de notre première rencontre, il me semblait assez inquiet de son statut social, déterminé à tenir son rang dans le Paris littéraire et mondain. Malgré cela, il se montrait assez cordial, prenant visiblement plaisir à l’échange, peu avare de son temps, ce qui n'est pas une mince qualité.

Une forme de vanité, un narcissisme un peu puéril 

Des années plus tard, je le revis plus longuement par l’entremise de mon ami Steven Sampson, qui m'amena chez Yushi, le petit japonais dont il avait fait sa cantine du soir. Nous partageâmes un certain nombre de dîners, parfois en tête-à-tête. Souvent il se montrait chaleureux, presque affectueux, mais il tendait à défaire le lien qu’il avait commencé à tisser, insistant pour vous filmer au milieu d’un repas à l’aide de sa tablet,  cherchant à vous mettre sur le gril, tirant la couverture à lui. Il y avait chez Roland Jaccard une forme de vanité, un narcissisme un peu puéril qui surgissait à l’impromptu, au détour d’une phrase, une maladresse plus ou moins calculée, qui contribuait à ce que la relation ne se déploie pas tout à fait.

La dernière fois que nous nous sommes vus, je l’ai raccompagné depuis la rue des Ciseaux, à Saint-Germain-des-Prés, jusqu’à son immeuble de la rue Oudinot. Devant le portail, il me proposa de monter. Mais il était tard, j’étais fatigué, il vivait au cinquième sans ascenseur, je déclinai l’offre (en dépit d’une petite tentation, celle de voir le Smith and Wesson qu’il m’avait dit posséder). Nous nous quittâmes sur le trottoir.

Sans doute, sur le plan affectif, lui manquait-il quelque chose

Sans doute, sur le plan affectif, lui manquait-il quelque chose. Une forme d’empathie, d’intérêt simple et sincère pour autrui. Je suis tenté de dire qu’il avait, dans ce domaine, une case en moins. Une forme d’incapacité, qu’il avait érigée en système de vie. D’où cette impression d’inaccomplissement que j’ai souvent éprouvée en sa présence. Nous y étions presque… et puis non, pas tout à fait.

Je n'ai pas été exact : la dernière fois que je l’ai vu, réellement, c’était place Saint-Sulpice. Au printemps 2020, après le premier confinement. J’étais au café de la Mairie, en compagnie d’une amie, assis à l’intérieur mais près du trottoir, pour ainsi dire en vitrine. Soudain, il est apparu devant moi, à moins d’un mètre, tournant le coin de la rue des Canettes. La vitre nous séparait, il ne m’avait pas vu. J’ai failli lever la main, lui faire signe. Il avait, aux lèvres, un sourire qui ressemblait à un rire. Un rire d’homme solitaire, ou de vieil adolescent, spectateur hilare de son théâtre intérieur. J’aurais pu me lever, sortir du café et l’aborder, lui proposer de s’asseoir avec nous. Je ne l’ai pas fait. Je l’ai regardé s’éloigner, en direction de la rue de Sèvres. Sa démarche m'a semblé plus heurtée, moins assurée qu'à l'accoutumée. J'ai pensé que la vieillesse avait commencé à le rattraper, à ternir l'or d'une jeunesse dont il était parvenu, miraculeusement, à prolonger l’éclat.

Il faisait partie de ces rares individus que l'on continue d'aimer malgré eux

Il faisait partie de ces rares individus que l'on continue d'aimer malgré eux. Parce que leurs qualités - l'intelligence, l'esprit de liberté, le talent d'une œuvre singulière, dans le cas de Roland – nous font oublier leurs travers.

Peut-être avait-il quelque chose d'un lézard, titre de ce premier roman qu’il avait dit apprécier, à l’été 2002. Un lézard arrêté sur une pierre, s'abreuvant de soleil, immobile mais un peu inquiet, un peu incertain, un peu fuyant, comme s’il pressentait une menace, l'approche d'une ombre gigantesque, et qu'il lui fallait rester vigilant, sur ses gardes, libre de ses mouvements, prêt à quitter la scène.

                                                                  par Mark Greene, écrivain, auteur de L’idée de l’amour (2022, Grasset)

NDLR : Roland Jaccard s'est suicidé à Paris le 20 septembre 2021, deux jours avant ses 80 ans. Son grand-père et son père s'étaient suicidés, le second l'année de ses 80 ans, en 1985, la veille de l'anniversaire de son fils.

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