Ils sont trente-deux. Trente-deux à habiter encore l'abbaye en ce jour d'automne 1986, au bout d'une route à faire pâlir ceux qui l'empruntent. En mille ans, rien n'a changé. Ni la raideur de la voie ni son vertige. Trente-deux cœurs solides - il faut l'être quand on vit perché au bord du vide -, trente-deux corps qui le furent aussi, dans leur jeunesse. Dans quelques heures, ils seront un de moins.
Les frères forment un cercle autour de celui qui s'en va. Il y a eu bien des cercles, bien des adieux, depuis que la Sacra dresse ses murs au-dessus d'eux. Il y a eu bien des moments de grâce, de doute, de corps arcboutés contre l'ombre qui vient. Il y a eu et il y aura d'autres départs, ils attendent donc patiemment.
Ce mourant-là n'est pas comme les autres. Il est le seul en ces lieux à ne pas avoir prononcé de vœux. Pourtant, on lui a permis de rester pendant quarante ans. Chaque fois qu'il y a eu un débat, des questions, un homme en robe pourpre est arrivé, jamais le même, pour trancher. Il reste. Il fait partie du lieu, aussi sûrement que le cloître, ses colonnes, ses chapiteaux romans, dont l'état de conservation doit beaucoup à son talent. Alors ne nous plaignons pas, il paie son séjour en nature.
Seuls ses poings dépassent de la couverture de laine brune, de chaque côté de la tête, un enfant de quatre-vingt-deux ans en proie à un cauchemar. La peau est jaune, au point de rupture, vélin tendu sur des angles trop vifs. Le front luisant, ciré par une fièvre grasse. Il fallait bien qu'un jour sa force le lâche. Dommage qu'il n'ait pas répondu à leurs questions. Un homme a droit à ses secrets.
D'ailleurs, ils ont l'impression de savoir. Pas tout, mais l'essentiel. Parfois, les avis divergent. Pour tromper l'ennui, on se découvre des ardeurs de commère. C'est un criminel, un défroqué, un réfugié politique. Certains le disent retenu contre son gré - la théorie ne tient pas, on l'a vu partir, et revenir -, d'autres affirment qu'il est là pour sa propre sécurité. Et puis la version la plus populaire, et la plus secrète, car le romantisme n'entre ici qu'en contrebande : il est là pour veiller sur elle. Elle qui attend, dans sa nuit de marbre, à quelques centaines de mètres de la petite cellule. Elle qui patiente depuis quarante ans. Tous les moines de la Sacra l'ont vue une fois. Tous aimeraient la revoir. Il suffirait d'en demander la permission au padre Vincenzo, le supérieur, mais peu osent le faire. Par peur, peut-être, des pensées impies qui viennent, dit-on, à ceux qui l'approchent de trop près. Et des pensées impies, les moines en ont bien assez comme ça quand ils sont poursuivis, au cœur du noir, par des rêves au visage d'ange.
Le mourant se débat, ouvre les yeux, les referme. L'un des frères jure y avoir lu de la joie - il se trompe. On pose un linge frais sur son front, sur ses lèvres, avec douceur.
Le malade s'agite encore et pour une fois, tous sont d'accord.
Il essaie de dire quelque chose. »