Un dimanche matin, au petit déjeuner, celle qui allait devenir ma femme m’annonça que c’était fini, qu’elle me quittait et que sa décision était irrévocable. La veille, nous nous étions disputés ou, plus exactement, accrochés à propos du film Le Choix de Sophie. Elle avait dit son enthousiasme pour la performance de Meryl Streep. Je lui avais rétorqué qu’en effet celle-ci jouait très bien, que son incarnation de la femme forcée par un officier SS de choisir lequel de ses deux enfants allait survivre était magnifique, mais qu’au lieu de demander à une grande actrice hollywoodienne d’imiter, à s’y méprendre, l’accent polonais, il eût été opportun de confier le rôle à une comédienne polonaise. Je n’étais pas assez bête pour dénoncer ce qu’on n’appelait pas encore « l’appropriation culturelle ». Je n’étais certes pas choquée n’étais certes pas choqué qu’un hétérosexuel joue le rôle d’un homosexuel atteint du sida, mais je pensais que, les pays d’Europe centrale vivant alors sous la botte soviétique, la solidarité imposait de mettre en lumière leurs artistes quand bien même ceux-ci pourraient constituer un handicap commercial. Cet argument avait sa légitimité mais il ne méritait pas que je monte sur mes grands chevaux et que je croie bon d’afficher ma sensibilité supérieure aux malheurs du monde.
Nous en restâmes là et, le lendemain, le verdict tomba. Cette scène n’aurait pas pu, à elle seule, provoquer la rupture. Mais c’était la goutte d’eau.
Depuis quelque temps déjà, notre amour avait perdu sa magique innocence. Nous n’en étions plus à nous
émerveiller mutuellement. L’euphorie se dissipait, la légèreté avait du plomb dans l’aile. L’insouciance des
commencements cédait la place à la tension et même à l’exaspération. Jalouse de son indépendance, habituée à un certain quant‑à-soi, celle que j’aimais me trouvait de plus en plus envahissant et elle avait rai-
son. La sentant devenir insaisissable, je devenais lourd et collant. Elle m’échappait, je m’agrippais.
Nous avions gardé chacun notre appartement et j’étais malheureux qu’elle ait la haute main sur nos
rendez-vous. Je regardais avec envie mon meilleur ami partir tranquillement faire du jogging au jardin
du Luxembourg avec sa compagne, tandis que je rongeais mon frein. Je pouvais bien me répéter ces
vers magnifiques d’Auden : « If equal affection cannot be / Let the more loving one be me », ils ne me consolaient pas, je ne réussissais pas à me trouver chanceux ou bien loti. Avec sa triste figure et ses reproches plus ou moins silencieux, le more loving one que j’étais ou que je croyais être était de moins en moins lovable. Et ce qui devait arriver arriva.
J’essayai, au petit déjeuner et dans les heures qui suivirent, de plaider ma cause, notre cause. Je lui
expliquai que notre histoire si belle, si intense, si unique ne pouvait se terminer en eau de boudin, que
nous méritions mieux, que nous étions faits l’un pour l’autre, que nos petites querelles étaient sans importance. On ne se séparait pas pour des broutilles. L’amour ne pouvait pas mourir sans raison. Et là, il
n’y avait pas de raison, il n’y avait que des péripéties.
Rien n’y fit. Mes arguments et mes supplications restèrent sans effet. L’après-midi, elle me raccompagna
en voiture et me déposa devant chez moi. À peine rentré, je ressortis et me précipitai rue Boulard, où
habitait son ami des bons et des mauvais jours. Je pensais qu’elle y avait trouvé refuge. Je ne m’étais pas
trompé. Mais il avait des instructions et m’empêcha d’entrer. « Elle dort », me dit-il. Malgré mes protestations, il fit barrage de son corps. Je repartis et j’errai, hagard, dans les rues dominicales. La marche
ne m’apportant aucun soulagement, j’entrai dans une cabine téléphonique (la scène se déroule au XXe siècle), je composai le numéro d’un ami romancier, de vingt ans mon aîné, pour lui confier ma situation et l'appeler au secours. »