Il y a cette tribu en Amazonie, qui pense le nombre d’habitants sur terre restreint. Quand un enfant naît, il n’a d’existence que lorsque dans la communauté quelqu’un meurt. Tout oreilles, tout ouïe je bois ses paroles et d’autant plus qu’il va bientôt s’interrompre, je le vois à sa façon de téter sa pipe tirer par petits coup enfumer complètement tout, j’ai échafaudé toutes sortes de théories pour interpréter cette espèce de tic qui annonce la fin, elles sont contradictoires (soulagement ou angoisse du retour face à lui-même ou imprégner de son odeur, sa trace…). Aujourd’hui j’ai vraiment le sentiment qu’il envoie à moi moi seul des signaux d’Indien amazonien. Oui, je me dis que cette place-là est dans ma vie advenue beaucoup trop tôt, quand papa est mort. Il est tard comme chaque fois je n’ai pas vu le temps passer c’est la quasi-pénombre, j’adore que jamais il n’allume la lumière c’est se laisser envelopper dans la nuit avec lui, sa présence, sa parole. La découpe de la rambarde ancienne ouvragée XVIIIe qui protège du vide dansotte en haut de la pièce en ombre chinoise sous l’effet de la lumière projetée d’un bateau-mouche, elle dessine une frise éphémère, fuyante signature de cette tour d’ivoire planquée derrière un dédale d’escaliers et de couloirs tout en haut sous les combles des Beaux-Arts au-dessus du quai Malaquais face à la Seine : l’atelier Boltanski. On n’y passe pas par hasard comme dans les autres où on va on vient traverse, ici on s’y rend car il est le plus haut, le plus solitaire, caché au bout d’une impasse. Il est d’ailleurs l’unique atelier dont les étudiants annexent le couloir d’accès pour y montrer leur travail. Souvent on en claque la porte, furieux de perdre son temps, rien apprendre : beaucoup ont le sentiment que Christian se fout de la gueule du monde. Pourtant le livret de l’étudiant met en garde dès le départ : La philosophie de cet atelier, qui n’est en aucun cas un espace de fabrication ni de technique, est celle d’un séminaire. Il est un atelier ouvert aux échanges, au dialogue, à la parole, un lieu de débats et de discussions. La plupart du temps, le maître soliloque et c’est tant mieux car sans cesse il se coupe l’herbe sous le pied il n’est jamais là où on l’attend ça force à penser et c’est essentiel il me semble quand on veut devenir artiste, ça passe en creux comme la plupart de son enseignement j’ai l’impression : accepter de ne pas comprendre, se laisser imprégner. Il est tout de même possible de lui soumettre ce qu’on est en train de faire, notre travail en cours, mais de son personnage bonhomme souriant peut jaillir un monstre cassant terrible et même sanglant genre sanglant avec du sang sur les murs, et l’atelier zen tourner à la boucherie. Je n’ai pas oublié la pauvre étudiante coréenne qui le jour de la rentrée où nous avons fait la queue pour lui soumettre nos dossiers – et qu’il nous admette dans son atelier ou nous recale – cette fille lui a montré des photos de grand format à la mine de plomb de petits trisomiques dans la nature, qu’il n’a pas approuvés pas du tout aimés, rejet total et malgré le sujet, sans gants, il a lâché de son visage des mauvais jours, ridé par le dégoût la pauvre ! c’est ugly, dégoûtant, ce que vous faites. On avait tenté de l’apitoyer avec des images pathétiques et se faire piéger n’est épidermiquement pas pour lui, je vois dans l’hyper-affirmation de son être d’artiste la volonté de se dégager, d’être libre absolument de transformer le trauma initial – qu’il affirme être le déclic de tout artiste – en combustible de son œuvre. Le sien remonte peut-être à sa conception même dans une cache sous le parquet où son père juif s’était planqué pendant la guerre on imagine bien l’égarement de stress, de plaisir fou : jouir enfin alors qu’on en est réduit à mener une vie d’insecte de plancher. On est plusieurs dans l’atelier à penser qu’il nous prépare aussi à affronter le monde de l’art, qui, c’est connu paraît-il, n’est pas tendre. Avec moi il a toujours été plus qu’adorable, il m’a tout de suite accepté, bon, à sa manière désinvolte, d’un hummm ben toi, tu peux rester si tu veux, de toute façon, ici, c’est un endroit qui sert à rien… qui m’a comblé. Bien davantage que mon portfolio de dessins, il l’a à peine regardé, le fait que j’aie redoublé trois fois l’a intrigué, et il m’a fait détailler : ma première (mort de papa), puis le bac (naufrage de maman) et ma première année de droit encore (déménagement chez tante Irène du fait de la dépression de maman, et des sous aussi), pas la deuxième année que j’ai décrochée grâce à la rencontre d’un gang de faussaires hyper-astucieux et leur système collectif infaillible de triche, ma licence en droit je l’ai abandonnée (ennui profond, je-m’en-foutisme complet même plus excité par l’adrénaline de la triche). Il m’a posé LA question : qu’étais-je donc allé faire dans cette galère de droit (ici en majorité ce sont des étudiants en cinéma ou en philosophie qui postulent) et je lui avais dit que mon père étant mort quand j’avais seize ans me laissant bien paumé, je m’étais conformé à ce à quoi il m’avait destiné à savoir faire mon droit (je n’ai jamais pigé pourquoi fais ton droit, ou fais ta prière ; ces possessifs qui vous déterminent, vous possèdent), fatalité à moi attachée par ma condition de fils unique et de fils de notaire. Alors, sans doute parce que dans mon anéantissement ne surnageait plus que la sentimentalité, pour faire vivre un peu la mémoire de papa et aussi pour tenter d’apporter un peu de tranquillité à maman, me rapprocher d’elle, je me suis coulé dans l’ordre des choses : embrasser cette autre pauvre orpheline qui dépérissait elle aussi, elle m’attendait, elle n’attendait que moi, la petite étude notariale de Reims. De notaire ? avait-il repris vivement intéressé, en me dévisageant comme s’il traquait une caricature de Daumier, ouverture du testament, avec recensement des états de la cupidité-tartufferie-rapacité humaine. Marcel Duchamp était fils de notaire, le sais-tu, lui et ses deux frères, chacun dans son genre, sont devenus des artistes. Voilà que mon background que je m’étais juré de garder secret car pensais-je artistiquement débandant jouait pour moi ! Ça a été la première leçon. L’idée que je sois issu d’un monde si loin de l’art contemporain avait fait de moi un original, et comme manifestement il les aime les originaux… … quand un enfant naît il n’a pas d’existence tant que quelqu’un dans le village n’est pas mort. Il est à peine nourri et c’est seulement quand quelqu’un meurt qu’il trouve place dans la communauté en remplaçant le défunt… »