Je guettais le léger bruit à l’étage, n’y croyais pas, n’en revenais pas, et soudain, une joie foudroyante : je l’ai capturé, oh ! je l’ai capturé, il est ici, et la neige dans la nuit continue à tomber, chtt chtt chtt. Demain, son épaisseur sera parfaite. Il ne pourra pas repartir. Je vais le retenir. Le garder. Je vais le séquestrer.
Il s’était exclamé, découvrant la chambre où je l’avais mené à son arrivée pour qu’il y dépose sa petite valise cabine : mais c’est luxueux ! Qu’appelait-il luxueux ? Il ne pouvait rien voir du vaste volume entièrement libre du grenier. Dans l’obscurité, la lampe allumée près du matelas installé sur un tapis en restreignait l’espace. Dérobait le piano. Je ne lui avais pas montré le piano. Au réveil, à l’étrange lumière, il découvrirait que la forêt s’était couverte de neige, puis levant les yeux, que la charpente du toit s’entrecroisait autour de lui tel un théorème. Et que le Steinway n’était pas une histoire.
Un mois plus tôt, le 17 janvier, sous l’impulsion du moment, j’avais découpé dans Le Monde un article qui m’avait semblé être une sorte de trouvaille. Je ne savais pas encore pourquoi celle-ci me plaisait autant.
Mort de Gina Lollobrigida.
… Survient l’épisode hollywoodien. Amateur compulsif de bustes canon, le producteur Howard Hughes la voit sur une photo en bikini, envoie un émissaire lui faire signer un contrat. Et la séquestre plusieurs mois dans une chambre de l’Hôtel Town House sur Wilshire Boulevard, à Los Angeles. Un gorille posté devant sa porte a ordre de l’empêcher de sortir. Parfois, Hughes survient à 2 heures du matin, l’emmène au restaurant de l’hôtel où il a fait venir un orchestre, et l’entraîne sur la piste de danse. Elle réussit à plier bagage après avoir aligné quelques films américains.
Et voici que, le 20 février, Howard Hughes, c’était moi. Sous mon toit, un être vivant – comme jamais encore je n’avais autant désiré en posséder un – était sur le point de s’endormir, tandis que le piano qui avait servi d’appât luisait secrètement dans l’ombre du grenier. J’avais posté un gorille devant la porte. Son pelage était blanc.
Je me souviens que dans cet article racontant un épisode de la vie de Lollobrigida le mot séquestrer m’avait touchée d’une façon particulière, comme une mouche vous pique, et que j’étais ensuite allée m’asseoir, à mon habitude, devant la façade en verre qui réunit la prairie et la pièce à vivre de la maison où j’habite en bordure d’une forêt, elle-même au bord du chaos qu’est notre monde. Le jour tombait et la pluie, une pluie énorme, et soudain, au pied de la baie, presque au niveau du sol, j’avais vu apparaître un petit visage aigu. Quelqu’un de très jeune. Un être affamé. Il était venu s’emparer du fragment de galette Wasa, vraiment petit, et de Wasa léger, presque rien, que j’avais balancé un peu plus tôt en secouant sur le pas de la porte la nappe de mon dîner que je prends très tôt pour avoir une longue soirée. J’ai tendu le cou. L’autre a fait un bond de côté, a filé, ou plutôt, pfuittt, je ne sais pas comment il a volé, fendant le rideau de pluie, l’arrachant, l’effilochant, traînant derrière lui ses lambeaux.
Un peu plus tard, whrrrèèè whrrrèèè whrrrèèè, son aboi s’était fait entendre dans la nuit venue. Il était rauque, explosif, avait duré dix minutes, chaque aboi séparé du suivant par un intervalle de quatre secondes. Le renard avait fait le tour de la maison, l’enfermant à son habitude dans un cercle magique. Mais ce soir-là, il m’a semblé discerner, dans la tonalité romanesque de ses abois, une dimension moqueuse. On se moquait de moi. Tout de même pas, non, non, ai-je pensé, encore une fois une histoire avec un animal, même s’il s’agit d’un renard. Non, s’il vous plaît, non. Ce qui ne m’a pas empêchée, pensant au petit être misérable venu à ma porte s’emparer de quelques débris, d’aller déposer au seuil, sur un plat, deux aiguillettes de poulet que j’avais dans mon frigo.
Puis, juste avant d’aller me coucher, le même soir, j’avais encore découvert dans ma boîte mail le message d’un interprète de Jean-Sébastien Bach, un pianiste très connu que néanmoins je ne connaissais pas quelques semaines auparavant, et dont m’avait beaucoup parlé mon amie Ysé.
Ysé s’est exilée en France il y a déjà longtemps et s’exprime dans un français étrange qu’elle dit déchiré et qui m’émeut profondément. Cette fille comme imbibée de larmes dort sans chauffage, habituée au froid et au chagrin, et parfois ses larmes, des larmes chaudes, la réveillent dans son studio glacé, même si rien n’est vraiment triste, dit-elle. Elle habite à deux mille kilomètres de chez moi. Au bord de l’océan. Notre amitié, toute une histoire. Une autre histoire. Entre nous, en onze ans, mails et textos et une seule rencontre à mi-chemin de chez l’une et l’autre, à Paris. J’avais alors découvert une espèce d’être nocturne, marchant de façon un peu désespérée, vêtu de noir. Ysé travaille dans une entreprise de pompes funèbres, mais toutes les entreprises humaines ne sont-elles pas des pompes funèbres, où elle accompagne et console les familles en deuil, cela pendant quelques semaines. Puis elle s’arrête. Elle m’avait expliqué : Je bosse trois mois comme un orage pour faire un peu d’argent et avoir ensuite du temps pour le piano. Elle s’y exerçait seule après avoir bien suivi sur ses CD un pianiste qu’elle appelait son professeur sans lui avoir jamais dit un mot. Quand il revenait en Europe, elle allait l’écouter une fois à Paris, une fois à Leipzig ou à Liège. Son piano acheté d’occasion lui semblait idéalement rouillé pour jouer Bach dont son professeur venait de sortir le CD du Clavier bien tempéré, livre 2.
Parfois Ysé m’envoie des enregistrements de ses essais : Écoute cette Fugue 18 que j’aime tristement. Elle n’est pas ce que je voudrais atteindre. Trop enfantine encore. Maladroite. Le piano fait des fausses notes, sa pédale est cassée et c’est enregistré sur mon portable. J’ai travaillé seule cette fugue toute l’année. Mon émotion ne s’y reflète toujours pas, je sais, pardonne-moi de te l’envoyer, mais écoute jusqu’à 7 : 30. Ensuite n’écoute plus, c’est raté. Je n’ai pas pu l’effacer.
D’après Ysé, son professeur n’était pas un pianiste comme les autres. J’avais bien senti qu’elle l’aimait : Parfois je me perds, confonds tout, ne sais pas si j’aime sa musique ou si j’aime celui qui fait la musique que j’aime. Il est particulier, insistait-elle. Un apatride. Un solitaire, exilé comme moi. Il n’est d’aucun endroit. Il aime lire. II lui est nécessaire de lire dans les avions, dans les hôtels pour survivre à ce métier de performances qu’est celui d’un interprète aujourd’hui. Je l’ai entendu dire dans un entretien à la radio que c’était sa chance et sa malédiction. Son destin.
L’année précédente, elle m’avait demandé Les Oiseaux, un de mes romans, pour l’offrir à son professeur à l’issue du concert qui aurait lieu à Berne, et oser pour la première fois l’aborder.
C’était toute une petite cérémonie. En plus du livre, elle allait lui remettre un cadeau dont elle m’avait annoncé le contenu : un pull. Ce pull, qui réapparaîtra plus tard, n’était pas neuf, c’était son étrangeté, il avait déjà appartenu à quelqu’un. Il avait un tout autre sens que celui d’un banal pull d’occasion, resté convenable, d’une marque chic, acheté sur le Net. C’était un objet qui n’était plus neuf, qui avait perdu son côté arrogant, mais auquel le corps qui l’avait précédemment porté, une rock star mirobolante, un navigateur ayant réussi le tour du globe en solitaire, un cosmonaute revenu de la Lune, qui sait, avait conféré en plus une sorte d’aura très rare. Un superpouvoir ? Ah ! je ne sais pas quelle était la charge toute-puissante de ce pull. Elle est comme ça, Ysé, très proche d’une pensée magique. Je ne sais pas ce qu’elle tentait avec ce pull, sans doute emballé dans un simple papier recyclé retenu de petits Scotchs colorés.
J’étais angoissée, perdue dans le public de la musique classique que je déteste, les connaisseurs, m’avait-elle écrit. Je m’approchais de lui pas à pas. Il était assis à une petite table. Il levait la tête vers tous ces gens si différents de moi. J’avais peur. Je ne me sentais pas du tout à ma place. Plus je m’approchais de lui, plus mon cœur battait, voulait s’échapper de là. Et tout à coup, je me suis trouvée face à lui, j’étais comme étranglée, je lui ai remis mon cadeau et ton livre, et alors c’est sorti de moi, sorti tout seul, je lui ai dit dans un souffle : Je me sens ici l’intruse absolue. Il m’a répondu à voix basse : Moi aussi. Je trouve bizarre qu’il m’ait dit ça, à moi. C’est parce que je suis en dehors de ce monde de musique classique qu’il m’a dit sa souffrance ? J’ai senti en lui une sorte de gouffre, même s’il était souriant, aimable avec moi comme avec tous.
Un an plus tard, Ysé était cette fois partie écouter son professeur de piano dans une autre ville d’Europe, à Gand, dans la salle d’un très ancien hôpital. Elle détestait les grandes salles genre Philharmonie de Paris, en revanche, elle adorait les petites et leur intériorité parfois presque clandestine, davantage propice aux miracles : J’aime quand la musique résonne, je n’ai plus de nationalité, tout s’écroule. C’est très précipitant, la beauté.
Auparavant, enhardie par son expérience de Berne, elle m’avait demandé de lui envoyer Nuages, mon dernier roman, mais dédicacé par moi à son professeur. Dans la file, en attendant mon tour, je l’ai bien observé, m’avait-elle écrit, et j’ai eu l’impression qu’il allait moins bien que l’an dernier à Berne. Est-ce qu’il est épuisé par un programme d’enfer ? Je me demande s’il veut brûler entièrement. S’autodétruire. Aller au bout de son destin. Il est extrême. Il aime trop la musique. Elle le tuera. Quand il a signé mon programme, je lui ai offert Nuages et je lui ai demandé comment il avait trouvé l’histoire de la fille dans Les Oiseaux, ton roman que je lui avais offert à Berne. – Un peu tragique, non ? – Je lui ai répondu avec une spontanéité totalement inconsidérée : Tragique ? Vraiment ? Moins que votre vie.
Ils avaient encore conversé, m’avait écrit Ysé. Puis le pianiste lui avait demandé mon adresse mail pour me remercier de Nuages. Depuis quand remercie-t-on l’auteur d’un livre qu’on vous offre ?
Ce premier mail me disait : « J’avais beaucoup aimé Les Oiseaux. Merci infiniment pour Nuages. Ce serait un plaisir de vous envoyer un disque à votre adresse. Qui sait, peut-être nos chemins se croiseront un jour ? »
Si la musique, toujours hantée de transfiguration, permettait à Ysé de survivre, j’avais depuis longtemps oublié d’en écouter, mais la grande musique allemande dormait là, froissée dans mes cellules. Une allée forestière, la voix de ma sœur aînée s’élève, plane et nous dit que c’est le printemps dans un lied de Schubert. Mon grand-père, Johannès, comme tout instituteur y est tenu, fait résonner Bach à l’église, le dimanche matin. Tapis d’herbe. Mon père, au retour de la promenade, joue Schumann au piano pour éblouir ma mère, sa Française. Mes frères et sœurs travaillent Mozart.
Serait-il possible de retourner là-bas ?
Le disque était arrivé juste avant Noël, Le Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach. Un petit truc carré, cartonné, qu’on sait plein de musique, avec la photo de l’interprète sur la pochette. J’avais alors bien observé ce pianiste pas comme les autres. Le front était magnifique. Large, ample, puissant. La bouche ? Un petit air Humphrey Bogart. Presque glamour. Les yeux ? J’y avais cherché le gouffre. Il se cachait, ou je n’avais pas su le voir. La quarantaine d’après sa biographie. Les cheveux déjà gris. Et puis il y avait les mains au premier plan, auréolées, les mains de l’Interprète, une évidence destinée par le photographe du studio aux connaisseurs de musique classique, ceux qui après la performance viennent un à un s’approcher du dieu pour lui murmurer trois mots. Au moment de la dédicace du dernier CD, parfois, les yeux brillants, ils se mettent à genoux, au niveau de votre petite table, et ils vous disent, d’âme à âme, combien ils ont été touchés, et l’on se sent tout étonné de cette surprenante proximité humaine.
Je lui avais envoyé à mon tour un autre de mes romans. Pourquoi l’avais-je fait ? Il m’avait remerciée, ajoutant une nouvelle fois : « Et si ça ne vous dérange pas, j’espère pouvoir venir vous voir un jour dans votre forêt. »
J‘avais répondu : « Pour que vous arriviez jusqu’ici, il faudrait que vous vous soyez d’abord perdu dans la neige, longuement, avant de trouver la maison. » Je m’étais beaucoup avancée, la neige n’était-elle pas comme les ourses blanches et les sternes néréis en voie critique d’extinction ? Alors pourquoi avoir parlé de neige ?
Pour provoquer le hasard, hypersensible, avec ce mot qui vous frôle ?
Le lendemain soir, la réponse du pianiste était tombée dans ma boîte mail : « Peut-être un jour je me perdre dans la neige et passer vous dire bonjour. » On était le 17 janvier.
Ce musicien est un homme de l’Est. De l’immense. D’après Ysé, il se sentait apatride. J’entendais sous cette appellation un goût pour l’errance, et la syntaxe légèrement déterritorialisée de ce mail avait soudain ébranlé mes oreilles à la façon d’une tempête de neige venue d’Europe centrale et orientale. C’est-à-dire ? D’un épisode atmosphérique demandant à votre cerveau de se placer en vigilance rouge. Et en effet, à partir de là, il avait commencé à follement neiger sous mon crâne, je l’avais senti se tapisser de cristaux.
Ce soir-là, après avoir imprimé la petite phrase du mail, je l’avais encore découpée à la taille d’une languette, glissée dans mon agenda. Et enfin, j’étais allée dormir.
J’ignorais encore que le musicien venait également de tomber dans le cercle magique annoncé quelques minutes plus tôt par le renard, qu’il s’agirait d’un bizarre roman d’amour, qu’il en serait le personnage, et qu’avec le renard ça m’en ferait deux, et que jusqu’à la fin je ne saurais pas lequel des deux j’allais aimer le plus. »