Dans un immeuble proche de la rue Saint-Lazare, un long couloir conduit, au fond d’un appartement sombre transformé en siège d’association, au petit bureau de Marie-Laure Guislain, Babaka Tracy Mputu et Sara Brimbeuf, à l’œuvre en plein été. La première est juriste, doit avoir un peu moins de trente-cinq ans alors et travaille pour l’association depuis quelques années. Les deux autres n’ont pas vingt-cinq ans, sont élèves avocates et commencent un stage de six mois. Concentrées dans ce petit bureau parisien, elles tra- vaillent comme on travaille l’été, dans le calme, sans trop de comptes à rendre, accordant peu d’importance aux vêtements que l’on porte, avec cette impression d’espace gagné dans la ville qui donne celle d’avoir le temps.
Leur tâche est immense : en ce mois de juillet 2016, elles commencent à échafauder une plainte contre le cimentier Lafarge, une multinationale colossale et tentaculaire, des centaines de filiales et de holdings, d’échelons et de coquilles vides, des dizaines de mil- liers d’employés, des milliards d’euros de chiffre d’af- faires et des centaines de millions de tonnes de ciment produites chaque année partout dans le monde. Elles sont trois, n’ont pas d’autres ressources que le jus de cerveau qu’elles produisent ensemble, l’expérience de Marie-Laure, leur ingéniosité et le soutien de l’asso- ciation qui les emploie. Elles savent qu’elles doivent venir à bout d’une montagne et que, lorsque la plainte sera déposée, elles se retrouveront face aux plus puis- sants cabinets d’affaires de Paris, à une armée d’avocats et de juristes aux ressources démesurées, qui tenteront de tout défaire. Elles ignorent si leur entreprise est naïve ou ambitieuse, s’y consacrent sans tenter de la qualifier, simplement parce qu’elle leur semble juste et à leur portée.
Elles connaissent le rapport de force mais ne se laissent pas impressionner, se réfugient dans le droit, s’abritent dans le plan qu’elles ont composé et dont elles connaissent les moindres recoins, œuvrent avec patience à étoffer peu à peu le squelette de la plainte, dont Marie-Laure a décidé qu’elle serait solide et étayée. Le président de l’association lui a souvent répété que deux pages pouvaient suffire mais elle a choisi une autre voie, fait à sa façon, refuse le moindre risque d’un classement sans suite. Elle croit au poids du travail, veut laisser aussi peu d’espace que possible au doute, anticiper les critiques et y répondre, baliser, planter les repères pour que les juges ne se découragent pas, les conduire et ne pas les lâcher, sans jamais forcer, s’assurer qu’ils voient se dessiner peu à peu un irréfutable faisceau d’indices graves ou concordants. »