«Le livre de l’intranquillité » de Fernando Pessoa, traduit du portugais par Françoise Laye, Bourgois, édition de 2024
Je me demande alors quelle est cette chose que nous appelons mort. Je ne parle pas du mystère de la mort, que je ne puis pénétrer, mais de la sensation physique de cesser de vivre. L'humanité a peur de la mort, mais de façon incertaine ; un homme normal se bat bien à l'armée, et c'est bien rarement qu'un homme normal, vieux ou malade, contemple avec horreur l'abîme de ce néant qu'il attribue à ce même abîme. Tout cela par manque d'imagination. Il est tout aussi indigne, de la part d'un être pensant, de croire que la mort est un sommeil. Et pourquoi le serait-elle, puisqu'elle ne lui ressemble en rien ?
L'essentiel du sommeil, c'est qu'on s'en réveille, alors que nul, à ce qu'il semble, ne s'éveille de la mort. Et si la mort ressemble au sommeil, alors nous devrions penser que nous pouvons nous en éveiller. Ce n'est pas là, malgré tout, ce que l'homme normal s'imagine : en fait, il s'imagine la mort comme un sommeil dont on ne s'éveille pas, ce qui ne veut rien dire. La mort, ai-je dit, ne ressemble pas au sommeil, car dans le sommeil on est vivant et endormi ; et je me demande comment on peut comparer la mort à quoi que ce soit, car on ne peut avoir l'expérience ni de la mort, ni de rien d'autre à quoi la comparer.
Pour moi, lorsque je vois un mort, la mort m'apparaît alors comme un départ. Le cadavre me fait l'impression d'un costume qu'on a laissé derrière soi. Quelqu'un est parti, sans éprouver le besoin d'emporter son seul et unique vêtement.»