J’ai lu ton court dossier au centre d’adoption. Tu ne sais rien de moi ni de ton autre papa, pourtant je te connais par cœur et je t’attends. Quand tu auras grandi, que tu tireras sur les fils du passé pour pouvoir t’accrocher à l’avenir, tu ouvriras ce livret. Tu y trouveras ce que je sais de l’histoire de ton grand-père Hippolyte, quelques lettres qu’il n’a pas postées, pas jetées non plus, comme s’il espérait qu’elles soient lues, des photos, la retranscription d’enregistrements qui datent de mon enfance et certains plus récents que je me suis amusé à faire à son insu avec mon téléphone portable. Je serai heureux de te les faire écouter si, un jour, tu souhaites entendre sa voix.
Quel âge auras-tu quand tu liras ces pages ? À quel moment ressentons-nous le besoin de connaître nos fantômes ?
Tu arrives l’année où j’ai perdu mon père.
Toutes les sociétés associent leur naissance à une catastrophe, une forme de chaos. D’où que nous venions, nous avançons avec la croyance que nous sommes les survivants d’une multitude de déluges. Si nous ne les traversons pas, ces tempêtes restent en nous et s’abattent ensuite sur notre descendance. Se préoccuper de l’origine des choses est une spécificité humaine. Ton grand-père était archéologue, j’ai été élevé avec cette obsession d’hier ; à travers ce texte, je te la transmets et je t’en sauve également.
Tu apprendras sans doute en grandissant que j’ai traversé quelques soucis psychiatriques quand mon père a quitté la France, à la fin des années 1990. Si on l’a fréquentée, même des années après l’avoir quittée, on ne vit jamais qu’à quelques pas de la folie. Est-ce le choix qu’il a fait de me laisser sans nouvelles ou bien plutôt son absence elle-même qui m’a rendu malade ? Encore aujourd’hui, je ne puis le dire avec certitude. À sa mort, j’ai craint de me trouver à nouveau au bord d’un précipice obscur et de tomber dans une nuit contre laquelle je n’ai cessé de lutter. Écrire est une tentative de lumière parmi d’autres. Je dois faire la paix avec mon père pour en devenir un à mon tour.
Depuis que j’ai commencé à explorer la vie de ton grand-père, je repasse sans cesse devant des pans de son existence et de notre passé ; les lieux où nous avons vécu, mangé, vu des films qui m’ont changé : le disquaire fermé de la rue d’Aboukir, le club de foot de Nanterre, La Cantine des Tontons. Des endroits qui étaient les nôtres et où, j’espère, nous irons ensemble à notre tour. Comment avoir accès aux portes dérobées qui appartenaient à l’architecture intime de ton grand-père ? J’ai erré dans les couloirs de son destin, je connais certaines des odeurs de sa maison, mais je ne peux en soulever tous les loquets ni déchiffrer les gribouillages de ses carnets cryptés, je ne peux pas non plus forcer ses tiroirs ni même déambuler dans les parties abandonnées du jardin sauvage qui l’habitait. Non, ce sont ses gestes qui me reviennent en mémoire, souvent inscrits dans mon propre corps et que je reproduis malgré moi, ou exagérément pour le faire exister encore un peu. Je suis danseur, car c’est ma façon de laisser éclore mes émotions ; bouger selon une chorégraphie établie, avec le plus de précision possible, courber mon corps, me tordre à la reproduction de figures imposées, soir après soir, les répéter, pour enfin oublier que je suis une mécanique et la réinventer.
Après son décès, j’ai entrepris une archéologie de l’intime. Il m’a fallu des mois pour me résoudre à plier ses affaires, trier son courrier, me demander où ranger les objets de sa vie, puis faire un long voyage afin de trouver sa demeure ultime et les mots justes. Ma démarche vient sans doute de ce qu’il m’a offert de curiosité pour le passé et de la certitude que nous sommes prisonniers de lui autant qu’il dépend de nous. J’ai essayé de documenter la vie de ton grand-père à travers ses vestiges matériels comme si je reconstituais les éléments d’une cité perdue. Cette excavation a peuplé mon existence d’objets inconnus et éclairé certains dont je ne comprenais pas l’usage. Je suis remonté aux fondations sur lesquelles il s’est construit et aux événements qui ont précédé sa naissance. Je sais aujourd’hui qu’il a eu d’autres enfants, même si je considère avoir été son seul fils et que je tiens à le rester. Je mesure leur peine, mais il est trop tard pour m’en encombrer alors que je tente d’épuiser la mienne.
Il y a évidemment des secrets derrière ses secrets, des moments de mystère, de tristesse et de joie dans l’ombre des silences que certains entendront. Il est possible que mes souvenirs aient leurs fantaisies, mais j’ai fait de mon mieux pour lui rendre justice, pour exprimer ce que mon père m’a raconté comme ce qu’il a tu, les gestes que je vais te transmettre et ceux qu’il n’a pas faits.
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La main devant son visage
Papa m’a montré la façon qu’avait sa mère de mettre la main devant elle quand il apparaissait, comme pour s’en protéger, même quand il était tout petit. C’est ainsi qu’il parlait d’elle, il ne prononçait pas son prénom, il ne disait pas « nous allons voir mamie », il ne l’appelait pas maman ni Florentine, il disait « c’est (main devant le visage) qui vient te chercher à l’école ». Sa mère était personnifiée par un simple geste. Il avait fallu des années pour que la famille comprenne que cette main qui la masquait quand on se précipitait vers elle était la conséquence d’une pathologie et non d’un dégoût. Avant que sa maladie ne soit diagnostiquée, on croyait Florentine bête, voire folle. Mon père s’amusait à me faire répéter « prosopagnosie », un mot que j’ai écorché jusqu’à l’adolescence. J’ai pu enfin le prononcer quand j’ai compris sa racine en cours de grec ancien : prosopon signifie « le visage » et agnosis souligne l’ignorance. Ce trouble est une forme d’amnésie visuelle qui rend très difficile l’identification des faciès humains, même le sien. Papa me racontait en riant que ma grand-mère s’excusait en se cognant dans les miroirs contre son propre reflet.
Quel dommage de ne pas se reconnaître quand elle était si belle ! Les jours où elle venait me chercher à l’école, je savais qu’elle ne pouvait me distinguer dans la foule des enfants. Elle m’attendait toujours au même endroit avec mon goûter dans un sachet de papier froissé par son angoisse. Ses cheveux blancs ramassés en chignon brillaient et lui donnaient des allures de princesse fatiguée. En été, elle ceinturait d’un foulard de soie ses jupes plissées qui tombaient jusqu’à ses chevilles délicates. Dans l’échancrure discrète de son chemisier, elle doublait un long collier de perles avec lequel j’aimais jouer. J’approchais doucement pour ne pas l’effrayer, je lui disais « mamie Florentine, c’est moi ». Elle baissait les yeux, me tendait le chausson aux pommes. Alors que je commençais à manger, elle touchait mon nez, mes pommettes, comme une aveugle, elle me trouvait beau et me souriait comme si nous faisions connaissance. Se rendait-elle compte que je ressemblais à mon père et au sien avant lui ? Il fallait qu’elle me renifle, qu’elle sente mon odeur familière pour m’aimer pleinement, puis timidement elle se plongeait dans mon cou, passait la main dans mes cheveux comme pour vérifier qu’elle s’en allait avec le bon enfant. Ensuite, nous avancions d’un bon pas et je lui posais des questions sur mon père, sur ses bêtises, sur l’Égypte, et elle me répondait sans emprunter un ton niais ni choisir ses mots, elle respectait la singularité de l’enfance mais ne la méprisait pas comme la plupart des adultes. Son détachement me plaisait, avec elle je me sentais libre, comme si tout finissait par être oublié, ou associé à un autre qui s’effacerait aussi. Elle regardait les êtres inlassablement neufs avec un mélange de fascination et de crainte, ça devait être plaisant pour un homme de devoir la séduire soir après soir. Pour mon petit papa en revanche, c’était douloureux de ne jamais faire naître un sourire sur son visage quand il s’approchait d’elle. Il fallait toujours un temps à Florentine pour être certaine que c’était lui. Cette blessure fondatrice expliquait en grande partie le rapport d’Hippolyte aux autres et ce besoin avide d’être vu. D’autant plus que si sa mère ne le reconnaissait pas, son père, lui, ne l’avait pas reconnu. (...) »