L’hiver vient. Il vient ; ou plutôt : il est déjà venu. Sans qu’on le sache. Ni même que quiconque ait pressenti qu’il ne tarderait plus. Mais il est là maintenant et tout indique qu’il doit durer, qu’il durera longtemps. L’hiver de l’esprit – comme le livre le dit. L’hiver qui ensommeille la vie. Extraordinairement précoce parfois. Souvent, c’est le cas. Interminable, aussi. De plus en plus, il en va ainsi. Aucun printemps nouveau, nécessairement, ne le suit. Et le printemps d’avant, il semble si ancien que chacun, désormais, l’oublie.
Ainsi commence le roman. Je cite, littéralement ou presque, ses premières lignes. Il raconte l’histoire d’un peintre. Elle se passe ailleurs et il y a longtemps. Le peintre est encore jeune mais il a le sentiment d’être entré déjà dans l’hiver de sa vie. Il doute de lui, de son talent, de sa vie. Il doute de tout. Il se demande quel tour, à son insu, ont bien pu lui jouer ses jours, quel cours ils ont pris. Il a du mal à y croire. Il s’était imaginé autre chose. Il avait rêvé d’une existence différente. Il ne se reconnaît plus du tout dans le reflet que son miroir lui renvoie. Quelqu’un a pris sa place. Quelqu’un qui n’en revient pas de la misère à laquelle lentement il se trouve réduit. Chaque jour, l’argent lui manque davantage. Le minable logement qui lui sert aussi d’atelier, il ne possède même plus les moyens d’en payer le loyer. Le propriétaire le mettra bientôt à la porte et sans qu’il ait nulle part où aller. Sa condition sera celle des vagabonds. Il finira sur un banc public, dans un jardin ou sous un pont, à laisser passer sur lui les saisons, immobile parmi les paysages qu’il a peints, des paysages dont, depuis longtemps, à force de les représenter, il est devenu un peu le prisonnier et au sein desquels, un jour, il disparaîtra sans que personne lui prête plus attention ni s’en aperçoive.
En attendant, il s’enferme chez lui. Il s’abrutit de travail, tournant dans un cercle de plus en plus étroit dont il ne sait pas trop comment sortir. Le nœud coulant d’une corde, il l’a lui-même passé autour de son cou. Parfois il pense que, bientôt, il ne lui restera plus qu’à s’y pendre. Ses tableaux nouveaux ressemblent désespérément aux anciens, à ceux qu’il a déjà faits mille fois. C’est toujours le même qu’il recommence. Quel que soit le sujet qu’il a choisi. En dépit des efforts qu’il déploie. Quand il se met à l’ouvrage, il croit avoir une idée originale en tête mais, à mesure que l’idée prend forme sous ses yeux, son pinceau donne perpétuellement à ses peintures une apparence identique. Au cours de ses longues années d’apprentissage et d’atelier, il a éduqué sa main, il lui a enseigné tout ce qu’elle sait. Mais maintenant, tyrannique, c’est elle qui commande et il lui obéit. Sans lui, elle accomplit sa routine. Elle trace des traits, dispose des couleurs. Jadis, il a créé sa manière à lui, son style comme on dit. Mais cette manière qui lui était propre, maintenant c’est comme si elle ne lui appartenait plus. Un autre peint à sa place.
Ses toiles ne se vendent pas. Nul n’en veut. Elles n’intéressent personne. Le goût n’est pas aux tableaux qu’il peint. L’époque demande autre chose. Il est venu trop tard ou bien trop tôt. Le présent n’est pas pour lui. Il n’y est pas chez lui. Les modes que suivent la plupart des artistes de son âge, ceux de sa génération, il les
comprend mais elles ne le concernent pas. À les adopter, il aurait la sensation d’imiter les autres et, par opportunisme, de se laisser aller à suivre le courant – le courant qui les entraîne tous sans les mener nulle part. D’ailleurs, même s’il s’y essayait, il n’y arriverait pas. Ce n’est pas non plus qu’il peint comme on le faisait autrefois. Il ne copie pas plus les artistes d’hier que ceux d’aujourd’hui. Si jeune qu’il soit, cela fait déjà quelques années qu’il a quitté l’école. Il a laissé loin derrière lui les leçons qu’il a reçues de ses professeurs. Il a sa façon à lui de voir le monde et de le représenter. Et pas davantage que celle qui se vend dans les galeries, sa manière n’est celle que montrent les musées. Il n’y a rien d’académique dans les images qu’il multiplie. C’est autre chose. Autre chose qui les rend uniques et qui les met à part. Elles paraissent toutes semblables à celles dont il est le seul à se souvenir car elles sortent de ses songes et, visiblement, elles n’ont ainsi de valeur qu’à ses yeux.
Souvent, cependant, on lui concède un certain talent. Mais le métier qu’il a acquis, le regard discrètement singulier qu’il pose sur les choses, la vision un peu particulière qu’il en propose ne lui servent à rien dans la société où il vit et qui n’en a pas l’usage. De ses tableaux, le monde ne sait que faire. Les refus répétés qu’il essuie poliment auprès de ceux auxquels il présente son travail le laissent de plus en plus honteux et fatigué. Il en a assez de solliciter les faveurs des marchands, des clients, des critiques. La courtoisie avec laquelle on l’éconduit l’humilie davantage encore que le mépris qu’on lui témoigne. Parfois, il donnerait raison à ceux qui lui donnent tort.
C’est une histoire d’un autre âge, bien sûr. Elle se déroule à New York mais elle pourrait se situer à Paris ou ailleurs. N’importe où mais à une autre époque. Il y a un siècle ou deux. Du temps où existaient des romans pour raconter, comme Balzac le fit dans son Chef-d’œuvre inconnu, de pareilles histoires. De tels romans, depuis, il y en a eu beaucoup. Dans toutes les langues, sur tous les continents. Certains sont restés assez célèbres quand d’autres ont été totalement oubliés. Mais pas davantage que les tableaux que peint le peintre qui en est le héros, de semblables romans, s’il se trouvait quelqu’un pour les écrire aujourd’hui, ne trouveraient preneurs désormais. Ils n’intéresseraient personne. Nul n’aurait l’idée de les lire. Et d’ailleurs, aucun auteur ne se montrerait assez idiot pour les avoir écrits.
Quand commence le roman, le roman dont je parle, le jeune peintre qui en est le héros a perdu la foi. Sans doute, cependant, lui reste-t-il encore quelque chose de ses croyances d’autrefois. Sinon, il renoncerait pour de bon et tout serait fini. Mais le dieu auquel l’artiste s’adresse s’est retiré et, derrière les nuages parmi lesquels il siège, le ciel paraît formidablement vide. Nul n’est là, qui puisse exaucer ses vœux. Pas de Providence pour les peintres. Plus de puissance supérieure pour rétribuer les souffrances qu’ils ont subies sur la Terre et afin de leur offrir au Ciel la centuple récompense qu’ils méritent.
Souvent, quand dans la journée il en a assez de peindre pour rien ni pour personne, il sort. Ses pas le mènent machinalement vers le parc et il pousse la porte du musée. Il sacrifie à une ancienne habitude. Il va de salle en salle sans vraiment s’arrêter devant les tableaux qu’il connaît mais qui paraissent n’avoir plus rien à lui dire. Ceux des grands et des petits maîtres que les visiteurs viennent ici admirer et que l’Histoire a retenus. Et c’était justice. Tous, ils l’avaient bien mérité. Pour s’en assurer, il suffirait de regarder. Mais il n’en a même pas le goût et il n’y parvient plus. C’est peut-être de sa faute, après tout. Il en a bien conscience. Il manque de la confiance qu’il faudrait. Bien sûr, il n’ignore rien de l’épopée qu’on lui a enseignée, celle que la légende raconte et qu’elle célèbre, la longue saga au sein de laquelle prirent place, chacun à leur tour, les artistes qui y jouèrent leurs rôles de héros, de
saints, de martyrs, de saints et de martyrs, tous les grands peintres dont nul n’ignore les noms, dont chacun connaît les toiles et qui, en dépit de l’adversité qu’ils rencontraient, des sarcasmes dont on les couvrait, des obstacles que l’on disposait sur leur chemin, firent advenir en leur temps, envers et contre tout, une vision toujours nouvelle de la vie, une vision qui, si vieille qu’elle soit, éternellement paraît aussi fraîche à celui qui la découvre, à celui qui la retrouve que le matin qui vient.
Simplement, il sait cette histoire finie depuis longtemps. Si elle continue, c’est sans lui. Elle se perpétue, il le voit bien, mais sous l’apparence d’une pure parodie à laquelle il répugne à prêter la main. Depuis le début, il s’est fourvoyé. Incapable de rebrousser chemin, captif de l’impasse où ses propres pas l’ont conduit. Il n’en veut à personne. C’est lui qui s’est trompé concernant le cours qu’il a donné à sa vie. Il voit bien à quel point ses paysages restent vides. Des décors de théâtre. Une scène déserte sur laquelle aucun rideau ne se lève devant un public absent. Sans personne pour interpréter son rôle dans une pièce qui ne commencera pas. »