Lire L’Argent aujourd’hui, c’est un peu comme découvrir la prophétie disparue annonçant une catastrophe financière. Zola, chef de file du mouvement naturaliste, place l’action de son roman dans la Bourse de Paris et observe d’un œil précis et lucide les dérives internes du système spéculatif, soulignant l’influence du milieu sur ses contemporains. Dépassant largement le cadre du XIXème siècle, le récit est aujourd'hui d’une acuité saisissante. Redécouvrons ce texte en lui accordant une attention bien particulière dans le contexte de crise que le monde connaît aujourd'hui.
En 1883, Emile Zola publie le dix-huitième volume des Rougon-Macquart, L’Argent, après une parution régulière en feuilleton dans le journal Gil Blas. Roman trop souvent jugé technique et difficile d’accès, l’œuvre s’inspire d’une faillite réelle, celle d’une banque catholique, l’Union Générale, survenue un an auparavant, en 1882. Pour son personnage principal, Saccard, il prend ainsi modèle sur Paul Eugène Bontoux, fondateur malheureux de l’Union Générale. Appliquant au milieu financier sa célèbre théorie de l’imprégnation, Zola dissèque les mécanismes de la finance, et révèle surtout les maladies humaines à l’origine des crises financières : avidité, cupidité et démesure.
Fondamentalement, les deux crises financières n’ont pas grand-chose en commun : la crise de 1882 trouve son origine dans le krach d’une banque, l’Union Générale donc, dont la Banque Universelle de Zola est largement inspirée. Les opérations quasi-illégales, comme l’achat des actions par la Banque elle-même, ce qui fragilise le capital, sont les causes de cette faillite spectaculaire. La crise de la fin des années 2000, elle, ne débute pas par une faillite, mais par l’emballement des marchés immobiliers aux Etats-Unis. Au sortir du 11 septembre, les banques multiplièrent les emprunts à taux faibles, que les clients, à la solvabilité parfois douteuse, ne purent jamais rembourser. Revendus sous formes d’actions à des investisseurs, l’argent des emprunts ne fut que virtuelle, entraînant peu à peu toute la finance dans une chute vertigineuse. Les conséquences des deux crises, par contre, sont du même ordre: un ralentissement global de toute l’économie. Toutefois, le choc de 1882 est vite amorti par la vigueur de la révolution industrielle, encore active en France dans les années 1880-1890. Si la crise actuelle a tout de suite pris plus d’ampleur que celle de 1882, c’est parce que les banques sont connectées entre elles, investissant chacune de l’argent chez l’autre.
Ce que le roman de Zola cherche à élucider, c’est pourquoi les individus placés dans l’enceinte de la Bourse perdent peu à peu toute notion quantitative de l’argent. Cette observation de l’écrivain s’inscrit dans sa théorie de l’imprégnation : selon Zola, en effet, le milieu lui-même exerce une influence sur les hommes et les femmes qui y évoluent : « Et le mal était parti de là, la fièvre l’avait brûlé peu à peu, à voir la danse des valeurs, à vivre dans cet air empoisonné du jeu […]. » écrit l’auteur à propos d’un simple actionnaire, lui qui « tonnait contre toute spéculation » quelques semaines auparavant. Saccard, le « héros » de L’Argent, créateur de la Banque Universelle, est bien entendu le plus touché, le plus aveuglé : pour lui, l’argent est un fluide vital, « cette raison de se battre et de vivre ! » déclare le personnage. Saccard s’apparente pour le lecteur à un « fou », comme l’écrit Zola. Mme Caroline, collaboratrice de Saccard, pourtant dépositaire de la vertu et d’une certaine franchise morale, se laisse elle-même débaucher par la puissance de l’argent, une fois ses premières dividendes obtenues, « perdant chaque jour de sa clairvoyance » souligne l’auteur. L’appât du gain, finalement, sépare les êtres, détruit les amitiés (Saccard sera trahi par un collaborateur) et les liens familiaux (Rougon, ministre et frère de Saccard, abandonne ce dernier aux autorités et l’exile du pays pour protéger sa réputation).
Chez Emile Zola, la Bourse apparaît d’abord comme un champ de bataille. Lieu commun dans les romans boursiers, très en vogue à l’époque, l’image est utilisée à de nombreuses reprises par l’auteur, le point d’orgue étant la faillite de la Banque Universelle, occasion pour l’auteur d’utiliser une métaphore filée qui reprend la débâcle de Napoléon à Waterloo : les « attaques » des actionnaires se multiplient, les « renforts » de titres boursiers se font attendre et, finalement, la Bourse est « jonchée de cadavres » après la crise générale. La comparaison a été appliquée au pied de la lettre par Bret Easton Ellis dans American Psycho, où le trader Patrick Bateman assassine un de ses collègues, mais elle est aussi utilisée par les banquiers eux-mêmes : ainsi Bernard Madoff, le désormais célèbre escroc de la finance, déclarait « Wall Street est une véritable guerre de territoires : en aidant une personne, vous en condamnez une autre. » Sans commentaires. La haine apparaît comme le sentiment qui domine les relations entre les différents spéculateurs, en témoigne le conflit permanent entre Saccard et Gundermann, son rival : « Et tout de suite reparut sa haine de Grundermann, son effréné besoin de revanche : abattre Grundermann, cela le hantait d’un désir chimérique […]. »
La lecture de L’Argent fait apparaître une différence sensible entre les deux époques, 1882 et 2007 : Saccard visualise littéralement les bénéfices acquis, dans un rapport quasi-fétichiste à l’or : « des tas d’argent, des tas d’or, qu’on remuait à la pelle ». La matérialité de l’argent a aujourd’hui totalement disparue du marché boursier, du fait de la valeur des sommes qui y sont échangées et de l’informatisation complète du système. Si les sommes placées sur le marché se comptent en millions dans L’Argent, elles sont plutôt de l’ordre du milliard aujourd’hui. Zola prophétise d’ailleurs plus ou moins cette dématérialisation de l’argent lorsqu’il écrit, à la fin du roman, que « l’idée de la valeur de l’argent se trouvait abolie à ce degré de fièvre, il n’y avait plus que des pions que l’on poussait sur l’échiquier. » Par ailleurs, Zola dénonce la rapidité, les fluctuations ininterrompues qui agitent les marchés financiers et la possibilité d’accumuler « des millions conquis en une heure », par rapport aux gains plus modestes du travail salarié, qui assure « quelques centaines de mille francs » en « trente années » de labeur. A la fin du roman, Zola dresse le bilan : entre 1864 et 1867, la Banque Universelle est passée d’un capital de 25 millions à près de 150 millions. La chute n’en sera que plus douloureuse.
Nous l’aurons compris, Zola n’a pas écrit une diatribe contre l’argent : il est conscient de sa nécessité (« Je ne suis pas de ceux qui déblatèrent contre l’argent » déclare l’auteur à un journaliste en 1890). Il souligne plutôt la part de folie propre aux hommes, que l’argent ne fait que révéler. L’auteur se livre d’ailleurs à une comparaison originale et intéressante. Il dresse à plusieurs reprises un parallèle entre les joueurs en Bourse et la figure du poète : Saccard est désigné comme un « poète du million » ! La folie du joueur en Bourse est ici assimilée à l’esprit dionysiaque du poète, qui n’entretient plus les mêmes rapports à la réalité que l’être humain lambda. De plus, Zola fait dire une autre phrase riche de significations à Saccard : « Et il faut ajouter que, si ma passion me tue, c’est aussi ma passion qui me fait vivre. » Cette assertion fait penser aux positions de Freud lorsqu’il considère l’écrivain comme un névrosé endurci, dont l’œuvre lui permet d’éviter la folie, mais lui interdit aussi toute possibilité de guérison totale de cette même névrose originelle.
Zola exprime sa conception cyclique des crises à travers tout l’ouvrage « Il faut des années pour que la confiance renaisse, […] jusqu’au jour où la passion du jeu […] amène une nouvelle crise, effondre tout, dans un nouveau désastre. » Zola affirme ici une thèse selon laquelle l’aspect fictionnel du système capitalisme, très souvent comparé à un jeu dans le roman (« cette grande loterie de la spéculation »), est à la fois sa grande force et ce qui le fait s’effondrer : la spéculation permet la richesse presque instantanée, tout comme la ruine la plus cruelle, selon le placement des pions sur l’échiquier, pour réutiliser la puissante image de l’auteur. Le déséquilibre du système capitaliste dans L’Argent contamine les personnages, sur les plans psychologiques, sociaux, voire physiques (Gundermann est dans un état de déliquescence physique : « l’énorme tête chauve […] exprimait un entêtement et une fatigue immenses. »), les laissant chancelants et sans repères. En tout cas, le système capitaliste, s’il tombe avec fracas, se relève tant bien que mal, retrouvant des appuis que l’on aurait pu croire perdus à tout jamais. Ce n’est donc pas une fin définitive, Zola le savait bien, le même scénario se répétera encore et encore au cours de l’Histoire. Force est de constater qu’il avait vu juste.
Emile Zola, L'Argent, Folio
Bret Easton Ellis, American Psycho, 10/18
Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Poche
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