Jarwal le lutin

Extrait de Jarwal le lutin de Thierry Ledru

CHAPITRE 2

"Ils arrivèrent au bord du petit Lac vert. Une eau immobile posée dans un écrin de pierres plates et de blocs erratiques, comme des galets monumentaux jetés adroitement par des montagnes espiègles. Ils s’assirent au bord de l’étendue miroitante et sortirent chacun une pomme. Devant eux se dressait comme un pilier céleste le sommet de la Grande Montagne, une masse pyramidale sculptée habilement par des millénaires d’érosion, ils devinaient partant vers l’est le sentier menant au Col de l’Alpette. Arrivés là, il resterait les longues courbes ascendantes menant au sommet, des marches taillées par le ruissellement et les éboulis et le final rocheux dans le labyrinthe des grandes dalles empilées et polies.

« C’est quand même marrant que les pommes qu’on mange à la maison ne sont jamais aussi bonnes que celles qu’on mange ici, s’étonna Rémi.

-Ah, oui, c’est vrai ça, enchaîna Léo. Celle-là, je la déguste au moins.

- C’est surtout qu’on l’a bien méritée, alors on l’apprécie à sa juste valeur, ajouta Marine.

-C’est tout à fait ça, » renchérit une voix inconnue. 

 

Ils se retournèrent et sursautèrent tous les trois. Comme un seul homme, Rémi et Léo vinrent se réfugier près de leur sœur.

Debout au sommet d’un bloc aussi rond qu’une tête de nouveau-né se tenait un petit être extraordinaire, coiffé d’un large chapeau vert aux bords écornés. Il ne devait pas mesurer plus d’un mètre. Un long manteau gris éculé descendait jusqu’aux pieds mais laissait apparaître des chaussures au bout arrondi. Un sac de peau en bandoulière, un nez renflé comme une bonbonne, un ventre proéminent, des joues rosées encadrant des yeux malicieux, des sourcils épais comme des buissons, une peau tannée par les ans.

L’individu souleva son chapeau et libéra une chevelure exubérante.

 

« Bonjour chers amis, je suis Jarwal le lutin. »

Une voix étrangement posée, grave et profonde comme un gouffre. Sur un visage aussi rieur, l’effet était percutant.

« Je vous attendais et j’espérais ce moment depuis longtemps déjà.

-Comment savais-tu que nous viendrions ici ?

-Je le savais, c’est tout.

-Et pourquoi dis-tu que tu espérais ça depuis longtemps ?

-Il fallait que je vous parle. Aujourd’hui, c’était l’occasion rêvée. »

 

Les trois enfants restaient serrés, nullement rassurés par cette apparition irréelle.

 

« N’ayez pas peur de moi chers enfants. Je sais que mon apparition est brutale et que vous n’êtes pas habitués à croiser des lutins tous les jours. 

-C’est sûr », pensa Rémi secrètement.

 

Léo essayait de reconnaître un de ses copains sous un fabuleux déguisement.

Rémi se demandait comment cet étrange individu avait pu apparaître aussi soudainement, sans qu’ils n’aient rien entendu.

 

« Qu’est-ce que vous nous voulez ? interrogea Marine qui s’efforçait de retrouver son calme.

-J’ai besoin de vous parler. C’est même bien plus qu’un besoin, c’est vital.

-Est-ce que vous êtes armés ?

-Non, Marine, ne t’inquiète pas. Tu tiens très bien ton rôle de grande sœur mais je t’assure que vous ne risquez rien. Je ne vous veux aucun mal, bien au contraire. Je vous connais depuis longtemps et je vous aime beaucoup.

-On ne t’a jamais vu pourtant ? Comment c’est possible que tu nous connaisses ? s’insurgea Rémi qui tenait à montrer son courage.

-Tu t’appelles Rémi, tu as dix ans. Tu adores le ski, tu aimes les histoires d’aventures.

-Et moi ?

-Tu es Léo, tu as huit ans, tu es dans la classe de ton papa qui est instituteur. Tu adores l’escalade et les voyages, comme ton grand frère d’ailleurs. Et Marine, votre grande sœur a douze ans. Elle adore la nature, les livres, les légendes. Mais, ça serait très long que je raconte tout ce que je sais de vous. Il a fallu que je vous observe pendant longtemps avant de savoir si vous pouviez être les Elus.

-Les Elus ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

-Chère Marine, je vais descendre auprès de vous trois vous expliquer tout ça.

-Non, ne bouge pas de là-haut, lança-t-elle fermement. Ouvre d’abord ton manteau et montre l’intérieur de ton sac. Je veux être certaine que tu n’as pas un couteau ou une autre arme avant de t’approcher. »

 

Le lutin obtempéra immédiatement en souriant. Il délaça une cordelette usagée et ouvrit son manteau. Il n’y avait qu’un ventre dodu couvert par une chemisette rapiécée. Il prit son sac et y plongea la main. Il en sortit un volumineux ouvrage.

« Voilà le Livre, celui pour lequel je suis là. »

 

Les trois enfants furent surpris qu’un livre aussi gros tienne dans un aussi petit sac sans même qu’il en dépasse ou ne déforme la peau. Comme si la musette n’avait pas de fond…

 

« Bien, tu peux descendre Jarwal, annonça Marine.

-Merci, chère enfant. »

 

Le lutin fit un bond prodigieux accompagné d’une pirouette et retomba souplement sur ses pieds devant le trio éberlué.

« Wouah, comment tu as fait ça, trop génial ! lança Léo.

-Je savais que ça te plairait l’acrobate, tu es très fort également, je t’ai vu grimper sur les rochers et aux arbres. Tu es très adroit aussi. Et Rémi n’est pas à plaindre non plus.

-Tu dis que tu nous as vus et nous on ne t’a jamais vu. Comment est-ce possible ? demanda Marine.

-Beaucoup de choses sont possibles Marine. Sauf celles qu’on juge impossibles. Ce sont nos pensées qui construisent la réalité. Mais j’aimerais vous parler de moi. Vous avez le droit d’en savoir davantage et ainsi vous ne vous sentirez plus en position d’insécurité car c’est ça qui vous gêne pour l’instant. »

 

Le lutin s’assit en tailleur devant les trois enfants, il plongea la main dans son sac et en sortit une petite bourse.

 

« Je peux t’emprunter ta gourde Rémi s’il te plaît ?

-Oui, acquiesça le garçon.

-Ceci est du sel, » expliqua-t-il en déposant une pincée sur sa langue. Il plongea une main dans son sac et en ressortit une timbale cabossée.

Le lutin déposa un nuage de grains dans le récipient et le montra aux enfants.

« Vous voyez, le sel est bien là, au fond. »

Il remplit la timbale avec l’eau de la gourde.

« L’eau est visible mais plus le sel. Et pourtant, il est là mais il s’est dissous. Et bien, il en est de même avec la vie. On voit ses formes et je sais que vous aimez celles de la nature, on voit que son imagination est incommensurable mais tout cela n’est qu’une infime parcelle de la réalité. L’essentiel n’est pas visible car il est dissous dans les formes. C’est l’énergie fondatrice. Sans elle, il n’y aurait aucune forme. Si je suis à vos côtés, c’est parce que je sais que vous êtes capables de comprendre ça. Non pas avec votre tête mais avec votre âme. Avec votre amour de la vie. Parce que vous êtes des cœurs purs. Des âmes qui ne se sont pas égarées. Tu parlais tout à l’heure des aveuglés Marine. Et bien, vous n’en faites pas partie. »

 

Un silence interrogatif. Des réflexions secrètes au cœur de chacun. Marine scrutait le visage de Jarwal. Les yeux brillaient de malice et en même temps, du visage, émanait une infinie sagesse, une connaissance immense. Elle n’arrivait pas à lui donner d’âge.

 

« J’ai 835 ans Marine, si je parle selon votre notion du temps. »

 

Marine se demanda s’il lisait dans les pensées.

 

« 835 ans ! reprit Léo, estomaqué.

-C’est impossible, répliqua Rémi aussitôt.

-Je ne suis pas de votre monde les enfants. Et je n’ai pas la même mission à mener. Celle-ci réclame une durée de vie extensible. Mais, voilà mon histoire. Assez de mystères. Je suis le Gardien du Livre. Celui qui doit veiller sur la vie des êtres du Petit Peuple, les lutins, les gnomes, les elfes, les fées, les korrigans mais également sur la Nature. Et ce Petit Peuple est en péril tout comme la Nature. Ce que les hommes ont nommé le progrès représente finalement une menace redoutable. Mon rôle est de trouver des êtres prêts à changer de voie en espérant qu’ils parviendront à toucher leurs semblables.

-Et c’est à nous que tu as pensé ? C’est nous que tu as choisis ?

-Oui Marine, vous et d’autres enfants à travers le monde.

-Et que devons-nous faire ? demanda Rémi, intrigué.

-Juste écouter ce que j’ai à vous dire. Maintenir la vie du Petit Peuple en leur offrant une place dans votre esprit. Aimer la Nature pour que votre engagement et votre attitude serve de modèle.

-Mais on est que des enfants nous ? On ne peut pas faire ça ? objecta Léo qui n’en perdait pas une miette.

-Un enfant est un adulte en devenir et nous savons, tous mes amis et les Grands Sages, que l’avenir de ce monde est entre les mains des enfants. Non pas qu’ils doivent entrer en lutte contre les adultes d’aujourd’hui mais ils doivent ne pas devenir les mêmes adultes. Et il est très difficile de ne pas suivre les modèles les plus puissants. Vous, les enfants, êtes des proies très fragiles. Les adultes le savent d’ailleurs et s’en servent.

-Nos parents ne sont pas de mauvais adultes, contesta Rémi.

-Je le sais Rémi et c’est aussi une des raisons de mon choix. Vos parents vous ont déjà lancés sur une voie différente. Vous ne faites pas partie de la masse aveuglée. D’autres enfants à travers le monde ont cette chance. C’est vous tous que nous avons pour mission de contacter.

-Tu n’es pas tout seul dans cette mission alors ?

-Non Marine, nous sommes très nombreux. Mais nous devons rester discrets et prudents. Je suis par contre le seul gardien du Livre.

-Pourquoi vous ne parlez pas à tout le monde ?

-Parce que nous serions pourchassés Léo. Regarde les peuples minoritaires qui peuplent encore cette planète, ceux qui sont encore en contact avec la Nature, ceux qui l’aiment et la respectent. Ils sont parqués, humiliés, exterminés par des moyens plus ou moins légaux. Beaucoup ont même déjà totalement disparu. Nous ne sommes même pas des humains. Nous serions des ennemis à abattre. Notre message ne correspond absolument pas aux projets et aux objectifs de la majorité des hommes aujourd’hui. Surtout des hommes les plus puissants. C’est pour cela que nous avons décidé de nous adresser aux enfants. 

-Est-ce que nous avons la possibilité de refuser ?

-Bien entendu Marine. Vous êtes totalement libres et je vous assure que cela ne comporte aucun danger. Il s’agit juste d’écouter une histoire.

-Je ne vois pas en quoi ça pourrait sauver le Petit Peuple, s’étonna Rémi.

-C’est parce que je ne vous ai pas encore tout expliqué. »

 

Le lutin posa le grand livre devant lui, cérémonieusement, avec une infinie précaution, comme s’il manipulait un trésor inestimable. La couverture en cuir épais portait des inscriptions soignées, des calligraphies minutieusement taillées, des dessins en relief, creusés dans la matière, un titre imposant.

« Le Livre. »

Marine n’en avait jamais entendu parler, elle n’avait jamais rien lu sur cet ouvrage mystérieux.

Jarwal ouvrit le livre par la fin. Il tourna lentement les pages, lissant amoureusement le papier granuleux avant de prendre la page précédente. Chaque feuille était blanche, vide. Du visage du lutin émanait une tristesse insondable. 

Les enfants ne comprenaient pas. Quel était l’intérêt d’un livre sans histoires ?

A chaque page, ils espéraient voir apparaître quelques lignes, un dessin…Mais le lutin continuait son douloureux égrenage de pages blanches, vides, ternes sans oublier de caresser religieusement chaque étendue dévoilée avant de continuer. Il arriva enfin vers la moitié de l’ouvrage et les trois enfants virent apparaître quelques mots, une demie ligne, quelques esquisses de phrases, hachées, coupées, comme gommées par endroits, une respiration de moribond, puis les pages se remplirent davantage, les mots prirent un rythme régulier, des dessins apparurent, des calligraphies sur les bords, puis des couleurs égayèrent l’ensemble.

Le visage du lutin avait changé, une esquisse de sourire, moins de douleur au fond des yeux, un regard attendri comme s’il veillait un nouveau-né.

 

« Voilà le drame de ma longue vie. »

 

Le lutin ferma le livre et tourna vers les enfants la couverture enluminée.

 

« Le Livre contenait toutes les vies de mes compagnons, toutes les aventures, les légendes, les contes, les épopées, tous les adversaires les plus redoutables de la vie elle-même. Même les êtres mauvais sont nécessaires pour que se révèlent les êtres bons. Les épreuves proposées par les adversaires sont des opportunités de développement. Mais un ennemi plus impitoyable que tous les rivaux que j’ai connus a pris le pouvoir et a condamné Le Livre à l’effacement.

-Qui est cet ennemi ? demanda Marine, interloquée.

-Le progrès. »

Le mot tomba comme un couperet de guillotine. Les yeux du lutin se chargèrent de colère.

« Le progrès qui a conduit les humains à quitter la Nature et à oublier le Petit Peuple. Le goût immodéré de la possession comme une source de vie, la soif de pouvoir, pas nécessairement sur les autres mais cette idée stupide que l’accumulation de technologies donne ce pouvoir. Posséder puis jeter pour posséder encore, le dernier objet à la mode, s’enrichir et posséder encore, travailler d’arrache pied pour accumuler et s’enrichir, prendre du pouvoir en arguant de ses possessions. Cette existence moderne est devenue une aberration. A posséder des choses matérielles l’individu se dépossède de lui-même. Il s’emprisonne dans ses désirs et pire encore dans la peur de tout perdre. Il appartient lui-même à ce qu’il croit posséder. Et dans ce marasme coloré de lumières électriques le Petit Peuple dépérit.

-Mais pourquoi ?

-Parce que le Petit Peuple, Rémi, n’existe plus dans l’esprit des humains. Et qu’il ne peut rester en vie qu’en étant porté par l’amour qu’il reçoit. Nous n’existons que dans l’accompagnement des humains. Nous sommes victimes de son oubli. Et nous disparaissons inexorablement.

-Tu veux dire que les pages sont devenues blanches ?

-Oui Léo, c’est exactement ça. Et le Mal remonte vers la source, sans aucune rémission, les histoires s’effacent les unes après les autres, l’Oubli ronge les mots, tous les êtres des forêts s’épuisent, dévorés eux-mêmes par cette indifférence des humains qui courent sans répit vers leur perte.

-Tu as parlé d’une mission. De quoi s’agit-il précisément ?

-Je vois que tu ne te laisses pas entraîner aveuglément Marine. C’est une très grande qualité. Le Conseil des Grands Sages a décidé lors d’une ultime réunion d’accepter l’idée que nous devions entrer directement en contact avec les humains, que nous devions quitter nos refuges pour demander de l’aide et faire prendre conscience aux humains de l’urgence de la situation. C’est une décision qui allait à l’encontre de toutes nos traditions, de nos règles les plus ancestrales. Nous n’avons jamais contacté les humains. Ce sont eux parfois qui sont venus à notre rencontre, autrefois, il y a très longtemps, à l’époque du roi Arthur par exemple.

-Arthur et les chevaliers de la Table Ronde ? demanda aussitôt Léo qui connaissait toute cette épopée.

-Oui, effectivement. Arthur était un grand homme, très respectueux du Petit Peuple.

-Tu as connu le roi Arthur ?

-Non, Rémi. Je suis un être très âgé mais pas autant.

- Et que venons-nous faire dans cette histoire Jarwal ?

-Chère Marine, les Sages ont dit que seuls certains enfants pouvaient nous aider. Pour les adultes, le Mal est fait, c’est irrémédiable. Comme une épidémie qu’on ne peut plus enrayer. Ils se contaminent les uns les autres, sans aucun discernement, jusqu’à être heureux d’être frappés par le Mal. Il ne reste que les enfants, certains enfants. Vous avez été choisis à la suite des nombreux comptes-rendus que j’ai faits devant les Grands Sages. Je suis près de vous depuis la naissance de Léo. Sans jamais me montrer.

-Comment est-ce possible ?

-C’est très simple Rémi. Vous ne pouviez pas me voir étant donné que pour vous, je n’existais pas. Lé réalité n’est que ce que votre conscience a construit à travers les sens ou la raison. Sauf que tout ça est très restrictif et que vous manquez l’essentiel.

-C’est quoi l’essentiel ?

-Le sel dans l’eau, Marine. »

 

Un sourire sur le visage du lutin. Le silence des trois enfants qui cherchaient à comprendre.

« La vie n’est pas dans les formes, c’est ça ? Cette réalité des formes n’est pas la réalité essentielle.

-Très bien Marine, tu apprends vite.

-J’ai rien compris, avoua Léo.

-Moi non plus, ajouta Rémi.

- Vous pensez que ce que vous voyez, les fleurs, les arbres, les animaux, les montagnes, que tout ça est réel, que c’est la réalité, qu’il n’y a aucun doute à avoir. Oui, ces images sont réelles mais ça n’est pas la réalité essentielle. Ce qui importe, c’est de parvenir à comprendre que la vie dans toutes ces formes est unique, qu’elle est une énergie identique, quelles que soient les formes que la Nature a créées.

- Mais les montagnes ne sont pas vivantes ? contesta Rémi.

- Pas vivantes au même titre que les animaux ou les arbres, c’est certain. Mais elles existent bien pourtant. Qu’est-ce qui les constitue ? C’est dans cette réponse que se trouve la réalité. L’unique réalité.

- Les atomes ? proposa Marine, perplexe.

- Oui, Marine, c’est cela. Mais là encore, nous ne sommes qu’à une étape du chemin. Il existe un nombre incalculable de questions dans cet espace d’énergie, des univers infinis de découvertes à saisir. Mais nous aurons le temps d’en reparler une autre fois. Je l’espère.

- Et que prévois-tu dans l’immédiat ?

- Une réponse de votre part Marine. Vous trois, car je sais que vous êtes indissociables.

- Et quelle est la question ? interrogea Rémi, impatient.

- Acceptez-vous d’écouter la première histoire du Livre ?

- J’ai besoin de bien comprendre ce qui se passe d’abord, Jarwal. Pourquoi ces pages sont-elles blanches ?

-Pourquoi êtes-vous seuls ici Marine ? Pourquoi n’avez-vous pas d’amis avec vous ?

-Personne ne veut venir en montagne, ça n’intéresse pas les autres enfants. Ils disent même qu’on est nul à rester dehors comme ça, eux ils restent chez eux et ils jouent avec des ordinateurs ou des playstation. C’est des bidules complètement nuls.

-Oui, je sais ce que c’est Rémi, j’ai vu ça dans les maisons, tous ces enfants qui vivent des aventures dans un écran et qui ne comprennent pas que leurs vies sont aussi virtuelles que tous ces personnages dessinés. C’est une illusion qui les tue à petit feu. Et nous avec. Le Mal s’est découvert un allié redoutable, un magicien sans scrupule. Certains hommes sont à son service parce qu’ils y trouvent une richesse matérielle qui les comble de bonheur. Même si pour cela, ils participent à l’aveuglement de millions et de millions d’enfants. C’est une course sans fin, les dégâts sont effroyables mais personne ne s’en aperçoit. Chaque année, un nouveau subterfuge remplace l’ancien, il faut entretenir le désir de posséder, il ne faut pas que les gens se lassent, il risquerait de se réveiller, cette manipulation est gigantesque, planétaire, plus personne ne la contrôle, les gens la nourrissent et s’en nourrissent même si c’est un poison.

-C’est comme une drogue alors !

-Oui, Léo, c’est exactement ça. Mais elle ne doit pas faire mourir sinon il n’y aurait plus de clients.

-Et qu’est-ce qu’il y a dans ce Livre de si important ?

-Une autre voie, une autre façon de comprendre la Vie. Il ne s’agit pas d’abandonner le Progrès mais de savoir l’utiliser en toute conscience. Nous aussi, le Petit Peuple, nous avons toujours cherché à progresser. Dans la connaissance et l'utilisation des plantes par exemple. C’est un phénomène naturel mais il ne faut jamais laisser le Progrès devenir le maître.  

Le Livre est un antidote, un remède universel, une voie de sagesse. Toutes ces histoires ne sont pas que des confrontations de sorciers et de lutins, de fées et d’êtres mauvais, elles sont avant tout des leçons de vie, pour que l’existence des hommes ne s’égare pas.

-Depuis quand ces histoires ont-elles commencé à s’effacer ?

-Depuis que les enfants ne lisent plus, Rémi. Plus assez en tout cas pour que la force de l’Amour puisse résister à la violence inépuisable de l’indifférence et de l’Oubli.

-Et tu penses que si on t’écoute, ces histoires vont réapparaître ?

-Non Léo, ça ne sera pas suffisant. Votre mission, si vous l’acceptez, sera d’une autre ampleur. Il faudrait que vous deveniez des porte-parole, que vous propagiez ces histoires, que vous soyez des relais. Je vous les raconterais, sans que personne ne connaisse jamais mon existence, puis vous serviriez de diffuseurs.

-Et si personne ne nous écoute ? Quelles seront les conséquences pour nous ?

-Rien, Léo, vous ne risquez absolument rien.

-C’est faux Jarwal, tu n’es pas honnête en disant cela.

-Pourquoi Marine ?

-Parce que nous nous sentirons coupables. Si nous échouons, nous serons responsables de la fin du Livre.

-Effectivement Marine, tu as raison, mais les Grands Sages y ont pensé. J’allais vous le préciser. Ils ont décidé qu’en cas d’échec, tous les lutins comme moi, auront comme dernière mission d’effacer de la mémoire des Elus toutes traces de nos contacts. Il n’en restera rien.

-Comment est-ce possible ? Tu ne peux pas entrer dans ma mémoire ! contesta Léo. C’est comme si tu me disais que tu pouvais m’emmener faire un tour au-dessus des montagnes.

-Mais c’est tout à fait possible Léo. »

 

Le lutin s’approcha, tendit l’index vers le front de Léo qui loucha sur le doigt tendu. Soudain, au moment où le doigt toucha la peau, la dernière phalange s’illumina. Léo eut un mouvement de recul et Rémi se prépara à sauter sur le lutin.

« Ne crains rien Léo, laisse moi faire et ferme les yeux. Tu ne risques rien. »

Léo se figea, bouche ouverte, et écarta soudainement les bras comme s’il avait des ailes.

« C’est beau n’est-ce pas ? Regarde dessous toi, ces glaciers et ces sommets, ce monde entier est une merveille sans fin. Tu le sais déjà mais les découvertes à venir, tu ne peux même pas les imaginer. Ah, voilà la Belle Etoile, tu la reconnais ? On voit bien la croix au sommet. Et là, cette belle pierre plate sur laquelle tu avais mangé ton casse-croûte la première fois que tu es monté là-haut en famille. Tout est là, en toi, ça n’est pas moi qui te fais voyager, c’est ton esprit, je t’aide juste à voir ce que tu portes. »

Jarwal écarta enfin son doigt du front, la lumière disparut. Léo ouvrit les yeux, regarda Marine et Rémi puis le lutin. 

« Qu’est-ce que tu as vu ? demanda Rémi, impatient, raconte !

-Je…J’ai…C’était…, » bredouilla Léo.

L’enfant n’était pas là encore, les yeux dans le vague, brillants d’une lumière d’étoile, il errait, émerveillé, dans des paysages intérieurs.

« Raconte, allez, où t’es allé ?

-J’étais au-dessus des glaciers, je volais, c’était tout bleu comme la mer. La lune éclairait tous les sommets. La neige brillait comme avec des diamants. Je voyais tout partout sans bouger les yeux. J’étais dans le ciel, j’ai volé ! lança l’enfant qui réalisait peu à peu l’extraordinaire expérience.

Marine regardait le lutin qui souriait malicieusement.

« Ne t’inquiète pas Marine, je n’ai fait que catalyser les désirs et les rêves de Léo. Ces images étaient déjà en lui mais floues et dispersées. Je lui ai juste permis de réunir l’ensemble et de construire son voyage. Il ne se serait rien passé si Léo n’avait pas déjà possédé ces images en lui. Je ne suis pas un magicien mais un catalyseur d’énergie, comme un concentrateur si tu préfères. Toi qui lis tous les jours, tu connais déjà cette puissance de l’esprit, de l’imaginaire, de la pensée. Tu penses que tout ça est immatériel et ne peut pas être atteint d’une quelconque façon mais c’est une erreur. Les pensées sont des formes d’énergie qu’il est possible de maîtriser. Tu as déjà voyagé ainsi et Eclair, ton beau cheval, est un compagnon fidèle.

-Tu…Tu connais Eclair ?

 -Tu y penses si fort Marine, il suffit d’écouter.

-Tu sais lire dans les pensées ?

-Non, cela, c’est de la sorcellerie. Moi, je reçois les vibrations des gens passionnés. Ceux-là sont si vivants qu’il suffit des les approcher pour sentir leurs ondes et visualiser leurs pensées. C’est comme un parfum qui voyagerait de nez en nez. Les pensées sont comme des odeurs. Invisibles mais matérielles. Il suffit de savoir respirer, humer, écouter avec son esprit. Il vous est sûrement déjà arrivé de vous apercevoir tous les trois que vous pensiez à la même chose au même moment. Vous aviez mis cela sur le compte du hasard et vous en avez ri alors qu’il s’agissait de pensées voyageuses. Vous avez la sensibilité, vous avez le Vrai Regard.

-Le Vrai Regard ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

-Ah, ah, Rémi, tu ne te laisses pas entraîner tête baissée, tu es collé au sol comme ce rocher, enraciné comme un chêne. Pas du genre à succomber au premier mirage. C’est très bien, très bien. J’ai besoin d’un compagnon solide comme toi et j’espère que nous serons amis. Pour répondre à ta question, je dirais que…

-Le Vrai Regard, coupa Marine, c’est celui que je vous apprends chaque jour. Une pierre n’est pas qu’une pierre, elle est le corps de la Terre, le vent n’est pas que le vent, il est le souffle de la Terre, la pluie est son sang,

-Et les arbres sont des poils par lesquels elle transpire, ajouta Rémi.

-Vous voyez que je ne me suis pas trompé, vous êtes les Elus, lança le lutin, rayonnant. Je n’ai pas grand-chose à vous apprendre. Juste vous faire prendre conscience de votre potentiel. Tout est déjà en vous.

-Que devons-nous faire alors ?

-Rien d’autre, Marine, que d’écouter mes histoires et ensuite les transmettre.

-Mais ton livre ne contient que quelques pages, reprit Marine. Dans une heure, tout est fini.

-Le Livre n’est que le support des mots, je suis le Gardien. Celui qui connaît les histoires. Ma mission est de trouver les Elus et de leur raconter. Qu’ils deviennent ensuite des Passeurs. Le Livre s’écrira alors et tous les personnages retrouveront vie. Ils échapperont à l’Oubli. Il ne reste effectivement plus qu’une seule histoire dans le Livre. Elle résiste encore parce qu’elle est la Source. Toute l’énergie du Petit Peuple la soutient depuis des millénaires.

-Et que se passera-t-il si nous ne parvenons pas à transmettre ces histoires, à montrer le Vrai Regard ? Nous ne sommes que des enfants, intervint Rémi.

-Pour vous, il n’arrivera rien. Les Grands Sages ne veulent créer aucune douleur chez les Humains. Nous n’avons aucune colère en nous. Si vous refusiez de m’écouter, je disparaîtrais et vous oublieriez tout de cette rencontre, elle ne ferait plus partie de votre réalité, il n’en resterait en vous que l’esquisse d’un rêve, jusqu’à ce qu’il s’efface totalement. Quant à votre capacité à transmettre le Vrai Regard, il vous suffira d’être confiants en votre force. »

Léo, encore émerveillé de son fabuleux voyage, attendait le début de l’histoire. Rémi, pour sa part, adorait l’aventure et Jarwal semblait en connaître à foison. Marine sentait vibrer en elle une énergie inconnue, comme une sève qui la grandissait et la poussait vers la lumière.

 

« Qu’est-ce que vous en pensez les garçons ?

-Pour moi, c’est oui, lança immédiatement Léo.

-Pareil, » enchaîna Rémi.

 

Marine regarda le lutin. Intensément. Elle sentait son cœur cogner comme les pas d’un mammouth. Elle avait toujours entraînés ces deux frères dans des histoires mystérieuses où le rêve devenait réalité mais cette fois, c’était plus vrai que vrai. Elle tentait de démêler l’écheveau de ses pensées. Elle ferma les yeux très fort et les rouvrit. Jarwal était toujours là, les fixant de ses yeux lumineux. Ses deux frères attendaient la décision de leur grande sœur. Ils lui obéiraient sans contestation.

Elle respira un grand coup. L’impression de sauter dans le vide.

 

« Bien Jarwal, nous allons écouter ton histoire. »

Le lutin fit une pirouette sur lui-même et retomba sur ses pieds.

« Ah, ah, t’es trop fort ! s’esclaffa Léo.

-Merci, les enfants, mille mercis, du fond du cœur et de tous les cœurs du Petit Peuple. »

& aussi