Eva

Extrait de Eva de Simon Liberati

L'air farouche est la principale qualité scénique que Synge prête à la jeune Pegeen au début du baladin du monde occidental : 

"Pegeen, une jeune fille d'une vingtaine d'années, l'air farouche mais jolie, est assise à la table et écrit."

Combien, en une seule phrase, une simple incise contient elle de promesses ? Je connais de longue description, des romans qui ne valent pas ça : "l'air farouche mais jolie". Avec l'âge, mon champ de rêverie s'est accru. Dans ma mémoire, certaines présences de second plan se détachent maintenant, plus nettes que d'autres, longtemps éclairées, qui ont pâlies. Quelle petite apparition oubliée, blonde, penchée sur une table, et ranimée par ses mots un matin de trouble quand, à la différence de Pegeen, je crains de ne plus arriver à écrire ? Quelle autre jeune fille antérieure à Eva ? Je l'ignore. Peut-être une étrangère, suédoise ou danoise de 9 ou 10 ans occupée à lire ou à dessiner dans l'hôtellerie d'un couvent où je passais l'été dans mon enfance. Il n'est pas indifférent que le fil premier de ce livre me ramène au couvent, au parfum d'encaustique des longs couloirs de ma jeunesse et à la religion qui ordonnait encore ma vie, quelques mois à peine avant que le fil de la nuit que j'avais commencé de suivre car je la trouvais plus élégante que le jour, me conduise, de rencontre en rencontre, dans un labyrinthe rouge et or, jusqu'à un minotaure enfant que je croisai plusieurs fois sans jamais lui parler. Eva avait 13 ans, j'en avais 19, elle était mon aînée. Plus qu'un minotaure à la Garouste, on aurait dit une sirène des années 1950 dessinée par un peintre de foire. J'entends encore ses cris stridents résonner dans la galerie des vitrines du Palace. Ils faisaient peur, ils sentaient l'embrouille aux autos tamponneuses. J'avais d'autres vues à l'époque. Eva garda une forme claire dans ma mémoire, celle d'une figure de fond sur la fresque compliquée d'une baraque foraine, un profil typique mais lointain.

(extrait :  éditions Stock) 

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