Daniel Sarfati a relu « L'Aleph » de Jorge Luis Borges (L'imaginaire, Gallimard). Il évoque les références de ce texte avec la Kabale et les liens que le grand poète et romancier argentin, qui aimait déchiffrer les labyrinthes de la pensée, entretenait avec le peuple juif.
En 1946, l’écrivain et poète argentin Jorge Luis Borges n’a pas encore une grande renommée et travaille modestement dans une bibliothèque municipale de Buenos Aires.
Il est fonctionnaire.
Le guide dans le labyrinthe des livres
Mais ses écrits très critiques sur Juan Perón, le dictateur qui dirige le pays, lui attirent les foudres de l’administration, qui ordonne sa mutation. Il faut surtout humilier l’intellectuel, l’érudit.
Il est nommé « inspecteur des volailles et des lapins » des marchés de la capitale.
Borges refusera ce poste.
Il devra attendre jusqu’en 1955, lorsque Perón sera chassé du pouvoir, pour être nommé à la tête de la Bibliothèque Nationale.
L’écrivain aveugle n’y aura pas besoin d’une canne pour se guider dans le labyrinthe des livres.
Une fascination pour le peuple juif
Jorge Luis Borges, né Jorge Francisco Isidoro Luis Borges Acevedo, était fasciné par le peuple juif et son destin.
A la presse antisémite de son pays qui « l’accusait » d’être juif, il répondait qu’à son grand regret et malgré des recherches approfondies, il ne l’était pas.
Mais que si ses détracteurs avaient des informations précises sur ses origines juives, il serait très heureux d’en prendre connaissance.
C’est son ami, le Pr Maurice Abramowicz du Collège Calvin de Genève qui lui révélera que le patronyme « Acevedo » a été celui de nombreux marranes.
Ému, Borges lui répondra :
« Je ne sais pas comment faire honneur à ce sang juif qui coule dans mes veines. »
Borges était séfarade.
Inspirations de la Kabbale
Beaucoup de nouvelles de Borges sont inspirées par la Kabbale et en particulier « L’Aleph ».
L’Aleph a été édité en traduction française chez Gallimard en 1967, par les soins de Roger Caillois.
Borges y évoque l’apparition insolite de la lettre hébraïque Aleph (ou d’un objet étrange qui lui correspondrait), dans « un lieu où se trouvent sans se confondre tous les lieux de l’univers ». En hébreu, chaque lettre a une valeur numérique, Aleph possède la valeur numérique un.
C’est un A muet, qui n’est pas une voyelle mais une consonne comme le H.
Elle est chargée d’un grand sens mystique dans la littérature ésotérique juive
Cette première lettre de l’alphabet hébraïque représente de façon muette le 1, l’unicité de Dieu.
Dieu ne se dit pas.
Le Aleph א est aussi le signe de l’Infini.
« Pour la Kabbale, nous rappelle Borges, cette lettre א signifie le Eïn-soph, אין סוף, l’Infini, une autre façon de désigner Dieu.
Le Aleph a la forme d’un homme qui montre le ciel et la terre. »
…
Jorge Luis Borges, fervent admirateur de Spinoza, ne croyait sans doute pas en Dieu.
Il croyait en l’infini de la connaissance.
A propos de L'Aleph : le mot de Roger Caillois, son éditeur pour l'édition française en 1967
« L'Aleph restera, je crois, comme le recueil de la maturité de Borges conteur. Ses récits précédents, le plus souvent, n'ont ni intrigue ni personnages. Ce sont des exposés quasi axiomatiques d'une situation abstraite qui, poussée à l'extrême en tout sens concevable, se révèle vertigineuse. Les nouvelles de L'Aleph sont moins raides, plus concrètes. Certaines touchent au roman policier, sans d'ailleurs en être plus humaines. Toutes comportent l'élément de symétrie fondamentale, où j'aperçois pour ma part le ressort ultime de l'art de Borges. Ainsi, dans L'Immortel : s'il existe quelque part une source dont l'eau procure l'immortalité, il en est nécessairement ailleurs une autre qui la reprend. Et ainsi de suite... Borges : inventeur du conte métaphysique. Je retournerai volontiers en sa faveur la définition qu'il a proposée de la théologie : une variété de la littérature fantastique. Ses contes, qui sont aussi des démonstrations, constituent aussi bien une problématique anxieuse des impasses de la théologie. » Roger Caillois
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Daniel Sarfati est médecin ORL, passionné par le langage, par les signes, la lecture des mots qui s’écrivent, se lisent sur une page ou sur des lèvres, les histoires qui se vivent ou qui s’inventent.