Dans Réel Madrid (Editions Plein Jour), Mark Greene évoque la ville de son enfance. Il fait défiler vingt ans de souvenirs, d'images, d'anecdotes... une histoire intime qui épouse celle de l'Espagne franquiste. On y découvre une ville surprenante, cosmopolite, dès les années 50. On se plonge aussi dans la genèse d'un écrivain. Le texte le plus personnel de l'auteur de Federica Ber, L'idée de l'amour et Comment construire une cathédrale, qui vient de recevoir le prix Jean Freustié 2024. Il répond à nos questions.
Dans Réel Madrid, Mark Greene évoque la ville de son enfance. Il fait défiler vingt ans de souvenirs, d' images, d'anecdotes.
Ces scènes variées composent le puzzle d'une ville étonnante. Le père de Greene, américain ayant participé au Débarquement, devenu journaliste reporter, y avait élu domicile en 1953. L'Espagne offrait alors une terre d'accueil à ses compatriotes. Il y rencontra une française, qui allait devenir la mère de l'écrivain. Madrid fut leur lieu de transit. Puis, leur lieu de vie. La mère de Mark Greene n'a jamais quitté Madrid, bien qu'elle se soit toujours sentie française. Une identité complexe pour le futur écrivain. Madrid, comme un reflet. Non comme un ancrage.
« Le passé est comme un paysage, un patchwork d'époques, de lieux et de visages, un agrégat d'attentes interminables et d'instants exceptionnels, de rapiéçages et de dénivelés que la distances rend peu visibles, si bien qu'on croit apercevoir une surface presque lisse, que le regard embrasse et sur laquelle nous croyons pouvoir déambuler. »
Exercice initié par Georges Perec dans Je me souviens, l'écrivain se souvient, donc. De ses années madrilènes. Il se souvient d'un écrivain espagnol célèbre alors, Umbral, qu'il croisait souvent dans ses promenades, vêtu d'un long manteau bleu marine. Un personnage doté d'une bouche « droite comme un stylo, ou comme un titre au milieu d'une couverture ». La première vision de ce qu'est un écrivain. Une figure de commandeur, mystérieuse. L'auteur se souvient aussi d'un ocelot promené en laisse. Les bizarreries étaient légion dans le quartier international où il habitait.
Il se souvient du liftier de la plus grande librairie de Madrid, la Casa del Libro, enfermé dans son habitacle suspendu, entièrement dévoué à la mécanique, imperturbable. D'Ava Gardner croisée par son père, star déjà fatiguée, mais encore auréolée de sa légende. De Bing Crosby, qui finira par mourir dans la capitale espagnole. De la corrida. Des parades de Franco, du coup d'Etat manqué de ses généraux... Et que serait Madrid sans le football et le Réel Madrid ? Le jeune Mark aimait à entendre les clameurs montant du stade et suivait les mouvements de la foule les soirs de match :
« Oui, nous vivions à l'ombre du Real Madrid. Sous ses jupes. Nous, errants sans attaches, aux origines complexes et à l'avenir indécis, il nous servait de protection, de refuge. Près de lui, aucun mal ne pouvait arriver. Le stade se dressait fièrement, sûr de son bon droit, comme une forteresse dominant la cité...»
Ainsi l'écrivain porte-t-il un regard intérieur/extérieur. Habiter une ville, tout en restant sur le seuil. La regarder, la raconter dans cette extériorité intime. Aujourd'hui, il se partage toujours entre Paris et Madrid, dans un va-et-vient qui le place ni tout à fait ici, ni tout à fait ailleurs. Une distance qui lui a a permis de construire son propre territoire. Est-ce cela, devenir un écrivain ?
Mark Greene répond à nos questions.
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Légende photo : la célèbre Plaza Mayor de Madrid
- Mark Greene : A partir des années 1950, Madrid est devenue une ville de cinéma. Les producteurs hollywoodiens y tournaient régulièrement, notamment des westerns, à cause des paysages qui rappelaient l'ouest des États-Unis. Beaucoup d'acteurs et de réalisateurs y avaient leurs habitudes. En outre, l'Espagne était attirante par son mode de vie et par l'atmosphère détendue qui y régnait. A bien des égards, elle était plus permissive que les Etats-Unis ou la France. Bien sûr, l'activité politique subversive y était réprimée, ou la sexualité jugée trop explicite. Mais la société était bien moins obsédée par la rentabilité et le travail qu'elle ne l'est aujourd'hui. On pouvait circuler librement dans le pays et le quitter quand on le souhaitait. Au début des années 1970, les Espagnols se rendaient en nombre dans le sud de la France pour y voir le film Emmanuelle, interdit par la censure. En revanche, on trouvait à peu près tout dans les librairies.
-M.G. : De manière assez naturelle. Je ne me suis pas construit contre une ville, comme certains, mais avec elle. Madrid m'a accompagné et, à sa manière, éduqué. Il est vrai que je suis né dans un quartier un peu particulier : le curieusement dénommé « Costa Fleming » (à cause du nom d'une de ses rues). Un quartier cosmopolite et décontracté comme j'en ai rarement connu. Peuplé, pour une large part, d'artistes et d'étrangers. Un quartier où il faisait bon vivre, j'en parle assez longuement dans le livre...
-M.G. : Le coup État de 1981 est un moment fort. Un secteur important de l'armée, composé d'officiers nostalgiques de l'ancien régime, tenta de forcer la main du roi Juan Carlos et de provoquer un retour en arrière dans le temps. L'Assemblée nationale fut envahie et les députés pris en otage. Pendant une nuit, tout s'est arrêté, le pays est entré dans une sorte de grande nuit. J'ai vécu cette nuit à l'écoute de mon petit transistor et, par moments, de la télévision. C'était un moment puissant, captivant, exceptionnel. L'armée allait-elle s'emparer de la ville ? Cela a failli se produire, les chars ont quitté leur caserne et ont roulé sur la route de Colmenar, mais ils ont reçu l'ordre de faire machine arrière. Du point de vue historique, c'est véritablement un tournant, qui marque la fin d'une époque.
-M.G. : Umbral habitait mon quartier. Je le croisais dans la rue. Il était très impressionnant. Grand, original, à la fois très libre mais au visage sévère, vêtu toujours de son grand manteau. C'était un classique moderne, intemporel et novateur, la première incarnation de la figure de l'écrivain que j'ai rencontrée. Il a sûrement contribué à ma vocation, qui s'est cristallisée au moment de l'adolescence. Plus jeune, vers l'âge de dix ans, je voulais devenir réalisateur. Et puis le livre a remplacé le film dans mes projets d'avenir, la solitude de la création littéraire s'est substituée au travail en équipe du cinéma.
-M.G. : On dit parfois qu'écrire à propos des choses vous en éloigne. L'écriture aurait le pouvoir de désamorcer certains souvenirs, de les rendre moins vivaces, moins dérangeants... Cela peut être une façon de s'en débarrasser. Mais je ne crois pas que cela se produise, dans le cas de Madrid. Je vis officiellement à Paris, mais je ne cesse de revenir à Madrid, qui est la ville de mes commencements, de mon enfance. Je retourne chez ma mère dans l'ancien appartement où j'habitais, au cœur du quartier qui m'a vu naître. On ne peut pas grand-chose contre son enfance, je crois qu'il n'y a pas moyen de la désactiver, elle est trop prégnante, enveloppante. Plus on vieillit et, paradoxalement, plus on s'en rapproche.
>Mark Greene, Réel Madrid, Editions Plein Jour, 138 pages, 16 euros >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien
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