Antonio Muñoz Molina marche dans les pas d’Edgar Poe, Baudelaire, De Quincey et Walter Benjamin entre Paris, New-York, Londres et Lisbonne. À travers son errance méditative, érudite et poétique, le romancier espagnol épingle beautés et clichés du quotidien en un brillant pêle-mêle. Un promeneur solitaire dans la foule (Seuil) a remporté à juste titre le prix Médicis étranger de l'essai.
Antonio Muñoz Molina est un glaneur. Son essai Un promeneur solitaire dans la foule emprunte à la technique surréaliste du collage. Il en puise à cette puissante source l’étrange, le mystère, la surprise de la beauté, une poésie baroque qui nous manque tant en ces temps d’enfermement. Chaque jour, le célèbre écrivain espagnol, membre de la Real Academia Española, lauréat du prix Principe de Asturias pour l’ensemble de son œuvre et du Femina étranger pour Pleine Lune en 1998, part en quête des pépites poétiques que le quotidien veut bien livrer à son oeil attentif. Cet essai couronné en novembre par le Médicis étranger confirme la puissance de son regard. Efficace, concis, précis.
Son ascèse passe par quelques règles strictes : interdiction de manger autre chose que ce qu’il a emporté avec lui dans sa promenade. Possibilité de faire halte dans un café, ancien, mythique de préférence. Un point d’observation unique des travers du temps comme de ces caractères irréguliers, personnages hors normes qui surgissent soudain de manière inattendue. Comme le poète de la vie moderne avant lui, l’expert ès « déambulologie » et « topobiographie » voit de la beauté et de laideur partout.
« Il y a de la beauté, une perfection sans effort dans la tombée graduelle de la nuit. Le mot LIBRE brille en vert clair sur le pare-brise d’un taxi, suspendu dans la rue obscure, comme découpé et collé sur un fond noir, le bristol d’un album ». Après lui, il « apprend à regarder Paris, à voir passionnément ce que l’art et la littérature respectables ne peuvent et ne veulent presque jamais remarquer et qui s’étale désormais sous ses yeux, le bruit, la vulgarité, la rapidité, l’étourdissante abondance, la confusion des gens, les voix, la boue, le crottin sur les avenues, les vitrines illuminées jusqu’à des heures avancées de la nuit, la trouble nuit urbaine où l’excès d’éclairage artificiel et la fumée du charbon dans les usines ont effacé à jamais les constellations ».
L’observation est un art de haute précision. La flânerie d’Antonio Muñoz Molina est une forme littéraire en soi. Il fait appel à une technique modeste pour livrer cette littérature de voyage microscopique mais de haute tenue. Il glane des voix. Et parmi des bribes de conversations volées, ce verbatim-programme : « Le grand poème de ce siècle ne pourra être écrit qu’avec des matériaux de rebut ». Le promeneur solitaire forge des inventaires imaginaires. Il fait son miel de titres de presse, loufoques, dystopiques, fous, violents, amusants, angoissants. Qui sont en soi un tour du monde en cinq minutes. Il ne perd aucune des enseignes qui sont pour lui autant de messages codés. Plein de mystères. Rempli à ras-bord de sens. Il point la menace permanente de l’absurde amplifié, augmenté par l’ultra-personnalisation du marketing numérique. Qui insinue ses charmes discrets dans nos vies. « Où que tu ailles et quel que soit l’endroit où tu te trouves, la ville te parle d’une ou plusieurs voix différentes qui s’adressent précisément à toi (…) La voix exprime des pensées d’une grande profondeur philosophique ou poétique. Pour découvrir de nouveaux océans, ne crains pas de t’éloigner du rivage».
Les images disparates, tour à tour banales ou étonnantes, se rencontrent et se catapultent dans ces pages brillantes. Elles nous permettent non seulement d’échapper à un monde qui tourne en rond sur lui-même depuis 40 ans mais aussi à nos vies en vases clos, en proie au rétrécissement. Manière de maisons de retraites individuelles prématurées… L’auteur de Beatus Ile, Un hiver à Lisbonne, Les Mystères de Madrid, Fenêtres de Manhattan, Tout ce qu’on croyait solide et Rien d’extraordinaire mobilise une sorte d’arte povera, économe en moyens, comme je les aime. (…) « comme un horloger à la loupe coincée dans l’œil, subjugué par les minuscules mécanismes, les petites roues aussi méticuleusement articulées entre elles que les mots, les photos des publicités, les slogans, les titres truculents découpés et mélangés sur la table tels des dominos établissant des liens aussi inattendus et étonnants que des réactions chimiques ».
En poète de la jungle urbaine globalisée, ce Petit Poucet moderne joue de l’alchimie du hasard. Il sort dans la rue comme on jetterai une paire de dés sur le bitume. Pour la beauté du geste. Cette balade en bonne compagnie rappelle à ce titre l’entreprise cinématographique d’Agnès Varda dans son documentaire éponyme. La cinéaste y montrait les marginaux reprendre cette technique ancestrale connue dans les campagnes.
Le rêveur solitaire révèle ainsi un autre versant, poétique, de ce monde en pointillé, décousu, émietté - décomposé ?- terrorisé que nous connaissons. Par la magie du verbe, il le sublime par dans un art du fragment d’une rare intensité. Même s’il faut passer sur quelques longueurs où l’écrivain ne regarde pas seulement ses illustres pair, mais lui-même, écrire.
Soudain émerge un souvenir où il explique comment il n’a jamais vu sa mère se mouiller les cheveux en se baignant dans la mer. Ce voyage à petits est aussi l’occasion de grandes embardées, d’incursions instructives dans la littérature noire et les mystères de sa fabrication, l’histoire et les heures sombres de l’Europe, les champs magnétiques de la poésie et l’esthétique de la ville moderne qu’a forgé Baudelaire.
C’est l’évasion idéale pour lecteur confiné. Mon vœu pour 2021 est donc tout simplement : lisez, regardez et évadez-vous !
>Un promeneur solitaire dans la foule, d’Antonio Muñoz Molina. Seuil/ roman, 520 pages, 24 euros.
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