Yasmina Kramer frappe fort avec son premier roman : La Louve de Dêrsim (Belfond). Elle nous plonge au cœur d'un bataillon de femmes kurdes en guerre contre Daech. Un récit en immersion totale, entre réalité et fiction, écrit à la mitraillette, qui témoigne d'une lutte sans répit. Rencontre avec une journaliste indépendante, qui a fait de ses enquêtes au long cours son cheval de bataille, pour dénoncer les combats du monde.
Yasmina Kramer est une journaliste indépendante qui a décidé de se consacrer à des reportages au temps long. Pour son premier livre, La Louve de Dêrsim (Belfond), fruit de plusieurs années de travail, elle s'est immergée au sein d'un bataillon de femmes kurdes, en guerre contre Daech, qui défendent leur culture et leur identité, au péril de leur vie. Ce livre, qui se situe entre le roman et ce que les américains nomment la narrative non-fiction, est un choc. La Louve de Dêrsim emprunte le chemin de crête entre la réalité et la fiction, pour mieux incarner le message de ces femmes au courage insensé, qui luttent pour leur existence dans l'indifférence générale de l'Occident.
Ce roman très documenté, qui prend aux tripes, ressemble à un texte écrit avec une caméra sur l'épaule. Nous sommes littéralement plongés en immersion, au cœur des groupes de résistantes kurdes. L'écriture est rapide, comme un tir de mitraillette. Pas d'adjectifs inutiles, les phrases s'alignent, ressemblant au synopsis d'un film d'action. Il n'y a plus de temps pour l'émotion. Nous parcourons les pages dans l'urgence d'un combat entre replis et offensives. Les personnages féminins sont composées à partir de plusieurs figures rencontrées par Yasmina Kramer. Nous nous sentons assis à côté d'elles, dans notre lecture silencieuse, tétanisés parfois, admiratifs souvent. Ces femmes révoltées ont choisi de prendre les armes pour sauver leur identité, non pour imposer leur hégémonie. En refermant le livre, nous garderons longtemps en mémoire ces visages de la liberté : Assia, Sara, Dilgin et toutes les autres. Sans oublier Cesare, Milo ou Guevara, ces combattants étrangers qui se battent à leurs côtés.
Nous rencontrons Yasmina Kramer dans un agréable café parisien. Avec son allure de belle plante occidentale, on l'imaginerait davantage évoluer dans un magazine féminin que sur les champs de guerre. Rien ne laisse supposer non plus sa double origine (marocaine et allemande), alors qu'elle a passé son enfance en Algérie, et que le français est sa langue d'écriture, car elle a poursuivi son éducation en France. Très consciente de la difficulté des femmes à êtres reconnues en terre musulmane, elle représente un mélange culturel complexe. Peut-être est-ce la raison pour laquelle, elle a choisi de n'appartenir à aucune chapelle et de ne dépendre d'aucune organisation ? Yasmina Kramer écrit pour témoigner en toute indépendance. Elle écrit pour défendre la liberté. Interview face à face.
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Légende photo : Yasmina Kramer en face à face © Olivia Phelip
-Yasmina Kramer : Lors des attentats terroristes en 2015 en France, j'ai découvert que les combattants kurdes, dont la moitié sont des femmes, se battaient seuls au sol contre Daech. Puis, en me plongeant dans la question kurde, j'ai réalisé à quel point le peuple kurde a été persécuté de tout temps. Le Kurdistan qui aurait dû voir le jour à l'issue du traité de Sèvres en 1920 a été éclaté entre la Turquie, l’Irak, la Syrie et l’Iran. (NB : le traité de paix signé par l’Empire ottoman et les Alliés en 1920, prévoyait un Etat kurde. Il n’a cependant jamais été appliqué après que les troupes menées par Mustafa Kemal, opposé au démembrement de l’empire, ont repris l’avantage sur le terrain. Dans le traité de Lausanne de 1923, qui remplace le traité de Sèvres, il n’est plus du tout question d’un Etat kurde.) La reconnaissance d’un Kurdistan uni n'est plus à l'ordre du jour. Pourquoi les combattants-tes kurdes affrontent Daech ? Pourquoi les Kurdes sont-ils le plus grand peuple apatride au monde ? A quoi ce peuple aspire-t-il ? C'est à ces questions que j'ai voulu répondre, en me plongeant dans mon enquête documentaire. Petit à petit, j'ai pris la mesure de la complexité du sujet et de la spécificité de cette lutte.
-Y.K. : Les combattants kurdes contre Daech sont pour moitié des femmes. Les YPJ, cette armée des femmes se battant pour leur émancipation et leur liberté, s’inspire directement de l’armée des femmes créée par Sakîne Cansiz, la cheffe de la guérilla kurde, dans les années 90. Dans La Louve de Dêrsim, Assia et ses camarades luttent contre la barbarie de Daech et pour obtenir leur autonomie politique. Mais elles se battent aussi pour leur reconnaissance en tant que femmes dans une région du monde où les femmes sont soumises au diktat des hommes.
-Y.K. : Leur lutte est ce qui les porte. Certes, elles sont conscientes du danger. Elles l'assument. Elles savent que le sacrifice sera peut-être nécessaire. Mais, c'est une chaîne. Quand une meurt, une autre prend le relai. Elles sont portées par la force de leurs convictions. Ce qui n'est pas le cas d'Antigone qui meurt seule. Lorsqu'une combattante kurde meurt, elle sait que son acte ne restera pas inutile. Ses sœurs poursuivront la tâche.
-Y.K. : Certaines m'ont confié qu'elles préféraient mourir que d'être anéanties par un régime oppresseur. Elles préfèrent mourir libres et la tête haute.
-Y.K. : Des combattants-tes occidentaux sont venus aider les Kurdes à combattre Daech, qui est aussi l'ennemi de l'Occident. C'est émouvant de voir ces engagés volontaires venus d'Italie, d'Angleterre, de France ou d'ailleurs. Pour les Kurdes, c'est un double soutien : logistique d'une part, mais aussi un encouragement à poursuivre la lutte, une reconnaissance. Cette formule de politesse résume à elle seule les rapports qu’entretiennent ces combattants : une franche camaraderie et un profond respect mutuel.
-Y.K. : Ce livre représente pour moi quatre années de travail, dont un certain temps en immersion. Il m'a portée J'ai été marquée par la force des personnes que j'ai rencontrées en Irak, dans les montagnes de Şengal, et en Syrie, à Minbic, Kobanî…Leur force me porte encore aujourd'hui. J’ai voulu écrire ce livre pour raconter leur combat, et qu’il ne tombe pas dans l’oubli. Aujourd’hui encore, les Kurdes sont persécutés et menacés. Leur situation en Syrie, et à Şengal, en Irak, reste très fragile, entre l’armée turque qui ne cesse de les attaquer, et un possible retour de Daech. Ce livre est dédié à tous ces combattants et combattantes qui se battent contre l’obscurantisme. Il est aussi dédié à la mémoire de Sakîne Cansiz, la cheffe de la guérilla kurde, la fondatrice de l’armée des femmes, et ses camarades Fidan Dogan et Leyla Saylemez, toutes les trois assassinées à Paris. Pour parler d’un sujet, il est indispensable de passer du temps, et d’aller sur le terrain, pour voir et comprendre. Je ne conçois pas mon métier autrement.
-Y.K. : Mon prochain livre portera sur la destruction de la nature sauvage par l’Homme. L’écriture nécessitera un long travail d’enquête, notamment sur le terrain.
> Yasmina Kramer, La Louve de Dêrsin, Belfond, 192 pages, 20 euros >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien
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