Enfant, j’aurais tout donné pour que le soleil ne se couche jamais. Non pour le bien-être que ses quelques rayons pouvaient nous donner ici, mais pour éviter que ne tombe la nuit et qu’arrive avec elle l’ennui solitaire et peureux. Chaque journée était vécue dans l’attente angoissante du soir et du décompte final. Le matin était une victoire, le midi un match nul et le soir une défaite inévitable. J’essayais bien de ne pas y penser mais toutes ces heures à la lumière du jour paraissaient quelques instants en comparaison des journées que semblait durer une seule nuit. Chaque soir, un rituel de prolongations s’engageait. J’avais cette chance de pouvoir me coucher assez tardivement pour atténuer mes souffrances. Je dévorais les livres de toutes sortes avant de m’endormir et, bien souvent, je devais lutter pour garder les paupières ouvertes afin de lire la fin d’un chapitre et du suivant. Mais, une fois le livre rangé et ma raison disposée à s’abandonner au sommeil, ce dernier s’était enfui et ne daignait plus revenir. Les lumières éteintes, après avoir inspecté les recoins du plafond pour éviter toute attaque nocturne d’une éventuelle araignée insomniaque, le calvaire commençait. Je concentrais toutes mes forces à essayer de ne penser à rien. J’essayais de fixer mon regard mental sur une image noire et de faire taire mon esprit, en vain. Je comptais les moutons sans y croire, puis en y croyant, en vain. Je me frottais les yeux pour attirer à moi la poussière du sommeil ; j’essayais d’apprécier ces moments de repos qui n’en étaient pas ; je me tournais et me retournais ; j’allumais la lumière et l’éteignais ; et je toussais. Oui, consciemment ou non pour signaler ma présence à ce monde qui m’abandonnait et s’adonnait au plaisir du sommeil réparateur. Le silence est total et j’ai l’impression d’être la seule conscience éveillée, non seulement de toute la maison mais aussi de tout le quartier et de tout l’univers. Je vois les heures s’écouler à une lenteur insupportable et une angoisse monte petit à petit ; j’ai mal au ventre, je tousse frénétiquement et je redoute d’être fatiguée le lendemain. Je ne l’étais jamais vraiment mais qu’importe. Je m’imaginais devant dormir la journée et immensément seule la nuit. Je me sentais coupable aussi de gêner la maisonnée par ma toux habituelle et mes déambulations nocturnes agrémentées de sempiternelles lamentations. Le comble est que quand, par chance, le sommeil arrivait sans se montrer et sans durer, il était plein de cauchemars et de rêves envahissants. Ils n’ont jamais cessé mais sont préférés, aussi horribles et nombreux qu’ils soient, à ces moments d’ennui solitaire tant redoutés. Tout cela peut paraître bête désormais : celui de nous qui ne parvient pas à dormir ira regarder la télé, lire un livre, naviguer sur Internet voire même sortir prendre l’air, mais ces libertés ne sont pas permises à un enfant qui DOIT dormir. Comme si le sommeil allait de soi…Comme si je choisissais de ne pas dormir par fantaisie…Si aujourd’hui je prends plaisir à rêver éveillée avant de dormir, jamais je n’oublierai mon angoisse enfantine de la nuit. Ce n’est qu’à l’adolescence que la nuit m’est devenue plus agréable et comme un moment de repos et de solitude appréciée en comparaison aux journées de collège entourée de personnes hostiles. D’où viennent ces cauchemars qui ne cessent d’affluer toutefois chaque nuit ? J’aimerais le savoir et les maîtriser…Hélas ils sont comme le prix à payer pour avoir trouvé la clé du sommeil.
Une année après avoir écrit ces pages, je les relis en souriant. Elles traduisent si bien ce que je ressentais enfant face à l’immensité anxieuse qu’était pour moi chaque nuit. Je doute cependant que les cauchemars qui persistent soient réellement le prix à payer pour pouvoir dormir. Non…Je n’ai plus le même point de vue à présent. Il est vrai que je continue de m’en plaindre et les échangerais bien contre un de ces beaux rêves que beaucoup prétendent faire, surtout les personnages de films romantiques. Oui, j’aimerais beaucoup m’endormir et me retrouver sur une île paradisiaque seule avec l’océan. Néanmoins, il m’arrive de penser que ces cauchemars sont une chance. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un autre monde en soi. Certains ne rêvent de rien ou ne s’en rappellent pas. La nuit est pour eux un énorme moment d’obscurité et d’absence, un trou noir. Je ne sais pas ce que ça fait mais ça doit être assez étrange et angoissant, presque comme la mort. Dans mes cauchemars, je suis bien là : j’ai peur, certes, je me pose des tas de questions même en dormant, mais parfois j’éprouve de brefs soulagements ou je souris intérieurement des incongruités de mon esprit. Même en dormant, je suis parfois comme spectatrice de mon propre film d’horreur et me moque de ses clichés. J’ai rarement fait de beaux rêves. En fait, je ne m’en rappelle qu’un seul…Mais il m’a donné de l’espoir et continue à me redonner confiance quand je doute. Il m’a fait croire en ce que jusqu’alors je n’avais qu’une idée très confuse. Je me persuadais que je croyais en certaines choses mais c’était faux. Ce jour-là, il m’est apparu clairement que certaines choses existent sans qu’on les voie ou puisse les expliquer. Une voix m’a dit, et pas n’importe laquelle, la voix de mon grand-père, la plus belle chose que je n’avais jamais entendue : « L’important ce n’est pas que les étoiles brillent fort, c’est qu’elles brillent. » Cette simple phrase prononcée dans un théâtre mental qui n’accueille habituellement la nuit que des navets fantomatiques. Je pense à cette phrase de Nadja dans le livre d’André Breton : « elle est comme le cœur d’une fleur sans cœur. » Cette phrase tout à fait improbable me fait croire en l’impossible ; elle me rappelle qu’il ne faut pas avoir peur de croire. Tant de personnes essaient de nous convaincre qu’il n’y a plus rien à espérer et que l’espoir n’est que l’arme des lâches pour fuir un réel nécessairement décevant et dénué de poésie.
Ainsi, même si je continue de maugréer à cause de mes cauchemars déroutants et fatigants, je sais désormais qu’ils ne sont pas à rejeter mais à entretenir pour pouvoir, peut-être, avoir la chance de revivre d’autres instants magiques comme celui-là. Il n’empêche néanmoins que les étapes à franchir avant de parvenir à ce moment deviennent de plus en plus périlleuses. Une nuit, alors que je laissais peu à peu le sommeil m’entraîner dans ses couloirs obscurs, je sentis tout à coup une présence dans ma chambre, j’hurlai et me jetai hors de mon lit en courant. Lorsque j’eus repris mes esprits, j’étais dehors, pieds nus, incapable de savoir si j’étais éveillée ou non en descendant l’escalier. Mes parents ne m’avaient pas entendu crier et je ne me souvenais pas être sortie de la maison. En retournant dans ma chambre, je vis que mes couvertures avaient été jetées au bout de mon lit et me recouchai, anxieuse. Et si mes cauchemars n’étaient plus suffisants pour payer ma dette à Morphée ? S’ils n’étaient que le début d’un long combat contre des démons intérieurs bien plus forts que moi puisque invisibles ? J’avais pris l’habitude depuis quelques temps de faire le récit de mes cauchemars dans un carnet, afin de les mettre à distance et de leur donner une consistance rassurante. Mais s’ils se mettaient à avoir une incidence sur la vie réelle et sur mes actions, je ne savais pas du tout quelle stratégie j’allais pouvoir adopter pour me défendre et les empêcher de me voler ma conscience. Celle-ci était mise à rude épreuve et je ne lui faisais plus tout à fait confiance. Néanmoins, mes nuits redevinrent comme avant et je finis par me mettre au lit sans d’autre angoisse que celle de me faire encore persécuter par des bandits armés ou de me perdre dans une ville inconnue et menaçante dans ces séries de rêves tellement familières.
Hier pourtant, alors que j’éteignais ma lampe de chevet sans appréhension particulière, j’entamai en réalité une nuit pas comme les autres. Je dormais depuis une bonne heure quand des bruits me réveillèrent en sursaut. J’entendais des cris et des bousculades provenant de la rue. Paniquée, je sautai de mon lit et enfilai tant bien que mal mes chaussons alors que les idées se bousculaient dans ma tête. Qu’était-il en train de se passer ? Je ne rêvais pas puisque j’étais là, debout, empêtrée dans ma robe de chambre et totalement dépassée par les événements. Est-ce que l’horreur de mes cauchemars avait cette fois bel et bien envahi la réalité ? C’est ce que j’allais découvrir. Je descendis les escaliers en courant et en sentant mon cœur cogner contre ma poitrine. Je fonçai dans la chambre de mes parents comme quand j’étais petite et que je me lamentais de mes nuits infernales. Le lit était vide et défait, comme s’ils l’avaient, tout comme moi, quitté en précipitation. Les voix étaient de moins en moins fortes, comme si elles s’éloignaient. Je me ruai cette fois vers la porte d’entrée qui n’était pas fermée à clefs et sortis en pyjama. La rue était déserte et je n’entendais presque plus rien. J’eus l’impression que c’était le calme « après » la tempête. J’arrivai après que quelque chose s’était passé et j’étais seule à avancer sur le trottoir, tremblante, mais avide d’en savoir plus. Une pantoufle traînait dans la rue ainsi que des lunettes complètement cassées. Elles avaient visiblement été piétinées. La porte de la maison située en face de la nôtre était ouverte. J’avançai jusqu’au bout de la rue et ne pus m’empêcher d’entrer chez un couple de retraités que je connaissais assez bien. J’entrai sans avoir à ouvrir la porte et découvris ce que je redoutais. Tout avait été saccagé. Je ne pus faire un pas de plus et n’allai même pas voir s’il y avait quelqu’un dans la maison. Je partis en courant pour me rendre chez mon oncle et ma tante qui vivaient près de là. Après avoir parcouru une centaine de mètres, je m’arrêtai brusquement, haletante. Plusieurs hommes arrivaient de la rue voisine. Ils étaient armés et paraissaient en quête de nouvelles victimes. Je m’accroupis derrière le muret d’une maison et fermai les yeux à m’en faire mal alors qu’ils passaient tout près de moi sans me voir. Je les laissai s’éloigner, attendis encore quelques minutes et repris mon chemin. Presque arrivée devant la maison de ma tante, je vis sans pouvoir bouger deux hommes qui se tenaient à ses côtés devant chez elle. L’un deux la tenait par les bras et l’égorgea devant mes yeux. Je sentis alors mon ventre se retourner et mes jambes ployer sous le poids de mon corps tandis que je hurlais de toutes mes forces en fermant les yeux. C’est alors qu’une sirène retentit. Je rouvris les yeux et vis que plusieurs personnes m’entouraient. Mes parents étaient là. Ma mère pleurait et mon père semblait terrifié. Autour d’eux se trouvaient des voisins. Tous me regardaient, visiblement choqués. Je me trouvais devant ma maison, à pieds nus et hébétée.
Aujourd’hui, je ne regrette pas que la nuit soit tombée et que le sommeil ne vienne pas. Je suis dans un lit et j’essaie de m’imaginer que tout cela ne s’est jamais passé. Que je me réveillerai demain chez moi comme d’habitude et que je rirai de mes mauvais rêves si invraisemblables. Que je ne serai plus dans cette chambre vide et lugubre. Que je pourrai de nouveau écrire dans mon carnet de rêves. Que mes mains ne seront plus attachées.
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