Paris

Paris

1. – Il était temps de devenir écrivain. J’arrivai à Paris sans un sou, comme dans les mauvais romans qui avaient précédé ma naissance indigne. Je dormis, une saison, au centre Beaubourg, où je retrouvai Nathanaël, le gardien de nuit, qui m’autorisa comme jadis à épouser les formes abolies d’un canapé défoncé. La nuit, les livres m’encerclaient de leurs ombres mémorielles, formant un bouquet d’étoiles. J’étais baigné dans ma galaxie favorite : partout des mots, des pensées – toute la poésie du monde. Mille génies alentour, de chaque siècle. Dans un bar mal fréquenté, où seul je me saoulais à l’anis un soir de détresse – aucune femme ne voulait de ma carcasse –, je rencontrai Roger Knobelspiess, ex-lieutenant de Mesrine qui, pour protester contre ses conditions de détention, s’était tranché un doigt depuis sa cellule et l’avait envoyé par la poste au garde des Sceaux. Knobelspiess empestait, racontait mille histoires à dormir debout, mais sa manière d’exagérer son existence, toujours pour le pire, ne manqua pas d’immédiatement me fasciner.

Il portait une chemise écossaise au col douteux et consommait des cigarettes non homologuées que, pour impressionner la désastreuse assistance, il fumait à l’envers à la façon des maquisards. Son crâne pelé, ses taches, ses rougeurs lui conféraient un air de pilier de zinc ; ses pognes à cogner les bœufs me semblèrent deux cailloux. Ce fut lui qui m’aborda, zigzaguant, crachotant des embruns de salive saoule sur mon visage : il me reprocha de le regarder de façon irrespectueuse, me fouettant de mots rugueux avec une agressivité qui me parut récitée. Il possédait, tordu, un nez épais qui reniflait sans cesse. L’ayant reconnu, et déployant, aux fins d’éviter ses coups, de fines remarques sur son destin, dont je connaissais à sa grande joie les lignes directrices, je le fis bifurquer dans son attitude : il décréta que j’étais désormais son « camarade ».

Nous nous saoulâmes. Je mélangeai les alcools, ce qui me fit vomir. « Knob » me demanda où j’habitais. Je répondis : « Nulle part. » Il me proposa de m’héberger ; je refusai. « Je ne vais pas t’enculer ! » éructa-t-il, expectorant un rire sonore et gras qui se termina par un hoquet qu’il eut du mal à révoquer. Les Halles commençaient à se parer d’un bleu métallique ; des flaques de crasse reflétaient la naissance du jour, un jour aujourd’hui perdu à jamais, un jour dont ceux qui se souviennent ne manqueront pas de disparaître bientôt, emportant avec leurs cendres ce qu’ils avaient attendu de « l’avenir », ce réceptacle où s’entassent les leurres des hommes.

Il était un peu plus de cinq heures du matin. L’air était déjà brûlant ; août arrivait. Knobelspiess, dont je n’ai pas encore dit le bleu azurin des yeux, me tendit une clef : celle d’un studio où il s’était terré un temps, propriété d’un « ami d’ami d’ami », sis dans le dixième arrondissement, rue Saint-Maur. Je le remerciai. Il s’éloigna en beuglant, insultant les fantômes qui le visitaient.»

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