Ainsi, Vassili Grossman naquit le 12 décembre 1905 dans la ville de Berditchev. Ses parents se séparèrent alors qu’il était tout petit. Entre cinq et six ans, il vécut en Suisse, à Genève, avec sa mère, Ekaterina Savelievna, et fréquenta une école cantonale.
On lit dans son essai Berditchev, trêve de plaisanterie :
Un personnage de Tchekhov, le Dr Tcheboutykine, un monsieur très cultivé, s’écrie, horrifié : « Balzac s’est marié à Berditchev, Balzac s’est marié à Berditchev ! » Le docteur est choqué : Balzac, un écrivain génial – et voilà qu’il s’est marié à Berditchev, une ville crasseuse et ridicule… […]
Que sait de Berditchev le citoyen lambda ? Rien, si ce n’est qu’il vaut mieux ne pas se vanter d’y être né. […] Sachez donc que c’est une ville tout à fait bien, une honnête ville soviétique, qui n’a rien à envier à Oufa ou à Volokolamsk. […] Au croisement de deux voies commerciales, sur la route appelée « Voie noire », Berditchev a pu se développer en tant que site urbain. Cette route qui passait par Berditchev reliait entre elles la Lituanie, la Pologne, Kiev, la mer Noire. Des moines catholiques y ont construit une forteresse, un monastère protégeant la ville des attaques mongoles. Berditchev grandissait. À la fin du xixe siècle, elle comptait près de soixante mille habitants : travailleurs ukrainiens, polonais et juifs, moines catholiques, grands propriétaires terriens et marchands polonais. Avant la guerre, Berditchev était un important centre pour le commerce de gros en tissus et cuir.
Les Juifs y constituaient le groupe national le plus nombreux. C’est, semble-t-il, la seule chose que tout « citoyen mécanique » sait de Berditchev.
Ekaterina Korotkova, la fille de Vassili Grossman, a lancé la rumeur sur la prétendue richesse des parents de la mère de Grossman, Ekaterina Savelievna : plusieurs articles consacrés à l’écrivain reprennent ses propos. Valeria Novodvorskaïa va ainsi jusqu’à écrire que la famille possédait des diamants, Vassia1 portait des cols en dentelle, l’agent de police (?!) venait présenter ses vœux à la barine à l’occasion des fêtes et la femme de chambre lui apportait un petit verre de vodka2. En réalité, les parents de Grossman appartenaient à l’intelligentsia russe travailleuse : son père était ingénieur chimiste dans les mines du Donbass, sa mère enseignait le français. Rentrée de Suisse avec son fils, Ekaterina Savelievna vécut à Berditchev chez un riche parent, Cherentsis.
La note que j’ai trouvée sur Internet concernant les sœurs aînées d’Ekaterina Savelievna, rédigée par la gendarmerie à l’époque tsariste, en dit long sur l’état d’esprit qui régnait dans la famille Vittis (nom de jeune fille d’Ekaterina Savelievna) :
Vittis Elizaveta Zaïvelovna (Savelievna) (née vers 1860) et sa sœur Maria Zaïvelovna (Savelievna) (née vers 1858), juives, bourgeoises. Ont fréquenté le progymnasium3 Nemirovski, n’ont pas terminé leurs études. Fouillées le 12 mai 1884 et interpellées à la gendarmerie du quartier Bessarabski dans le cadre de l’affaire du cercle révolutionnaire de Kichenev. Gardées en détention du 12 au 21 mai 1884, puis libérées contre le versement d’une caution de 500 roubles. Par un accord des ministres de l’Intérieur et de la Justice, l’affaire a été classée. Compte tenu de leurs idées subversives, il leur est interdit, par une directive du ministre de l’Instruction publique, d’exercer une activité pédagogique et d’intégrer les Cours supérieurs pour femmes.
Semion Ossipovitch, le père de Vassili Grossman, était, comme il a déjà été dit, ingénieur chimiste. Il avait adhéré au Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) en 1902, mais après la scission de celui-ci, il rejoignit les mencheviks4. Semion Ossipovitch prit une part active à la révolution de 1905 : il était parmi les organisateurs de l’insurrection à Sébastopol. Cependant, après 1906, il se consacra entièrement à son métier d’ingénieur. Une amitié de plusieurs décennies le liait à Chtcheglov, un membre du POSDR. En tant que vieux bolchevik, Chtcheglov se vit offrir une croisière sur le canal Moscou-Volga et périt dans un incendie sur le bateau. Semion Ossipovitch travailla dans différentes mines à travers le pays, mais c’est surtout le Donbass, le bassin houiller de Donetsk, qui compta pour lui. C’est de son père que Grossman hérita l’amour des travailleurs de la mine, un vif intérêt pour leur labeur incroyablement dur.
La période où Vassili Grossman étudiait à l’université de Moscou est largement documentée par sa correspondance avec son père. En citant ses lettres adressées à Semion Ossipovitch à cette époque et plus tard (jusqu’en 1940), je n’indiquerai pas leur destinataire, seulement la date de l’expédition. Je n’ai apporté aucune correction à leur orthographe, elles étaient écrites à la va-vite, d’une traite, sans être considérées par leur auteur comme un héritage épistolaire futur.
Lorsque Vassili Grossman déménage à Moscou pour entrer à l’université, se pose de manière particulièrement aiguë l’éternelle et prosaïque question du logement.
10 octobre 1927
J’ai trouvé une chambre à la périphérie pour 24 roubles (avec chauffage et tout le tralala), la chambre n’est pas terrible, mais elle a quatre murs et un plafond, dans une famille tranquille, si bien que je pourrai étudier sans être gêné, ce qui compte le plus pour moi […].
21 septembre 1928
L’absence d’un coin à moi me rend fou. À force de me faire héberger par les uns et les autres, mes nerfs sont esquintés, parfois mon amour-propre aussi. Tu sais, à l’approche de la nuit, je ressens ce qu’éprouvait dans la forêt notre ancêtre, le sauvage de l’âge de pierre : une vague et lourde inquiétude à l’idée de devoir chercher un refuge pour la nuit. L’ancêtre s’en sortait mieux : il grimpait dans un arbre ou se repliait dans une caverne, une fissure dans un rocher ; je suis bien plus démuni dans la jungle de la grande ville : toutes les fissures et les cavernes sont occupées et je dois entamer des négociations : « Hé, ho ! Vous m’hébergez ? » Pour le moment, il s’est toujours trouvé des gens pour m’accueillir, mais c’est tout sauf drôle. On me fait miroiter une chambre, mais rien de sûr pour le moment. Au pire, je devrai encore m’exiler à la campagne, à l’extérieur de la ville, comme l’année dernière […].
6 octobre 1928
J’ai loué une chambre qui ne paie pas de mine, petite, hors de la ville, pour 30 roubles par mois. Elle est mieux que celle de l’année dernière en ce sens que je ne dois pas prendre le train (seulement le tramway) et qu’elle est bien chauffée […]. Tu te souviens, à Krinitsa je t’ai lu un petit récit sur une inondation : il a été accepté par Projecteur7, mais ne sera pas publié avant longtemps.
On connaît deux adresses de Grossman à la campagne : à Vechniaki (où il se rendait en train) et à Pokrovsko-Glebovo (où il allait en tramway).
12 avril 1928
Cher batko, j’ai reçu ta lettre. Tout d’abord, merci pour ces lignes pleines d’amour. Mon très cher, je ne sais pas exprimer mes sentiments, mais en lisant ta lettre dans ma chambre à Vechniaki, je me suis mis à pleurer comme un imbécile. Pourquoi ? Je ne sais pas, peut-être parce qu’un chien battu se met à japper dès qu’on le caresse. J’exagère, bien sûr, je ne suis pas un chien battu, mais tu as raison, il fait drôlement froid dans ma vie en ce bas monde. Je ne sais pas pourquoi, je ne ressens pas la joie de vivre. Les rares choses que je perçois sans doute pleinement et intensément, ce sont la nature et le dur labeur humain. Aujourd’hui, j’ai pris le train pour rentrer chez moi : le wagon était plein d’ouvriers, tous ivres, un cauchemar (c’est bientôt Pâques) ; j’ai observé un vieux, il chantonnait d’une petite voix fluette, il « faisait la fête », le visage rongé par la poussière d’usine, les yeux troubles, fixes comme ceux d’un cadavre (il était soûl), et je me suis senti sacrément abattu : la vie s’écoule dans un travail quotidien harassant, arrive Pâques, la fête que l’on attend toute l’année, et les gens se défoulent dans des vapeurs d’ivresse hystériques. Cette joie les rend maussades, malades pour une semaine, après quoi ils attendent de nouveau la fête. Gorki dit souvent : « Les gens me font pitié. » En effet, ils font pitié.
24 mars 1929
Hier, il s’est produit un accident : le matin, une jeune fille s’est suicidée tout près de mon isba : elle était venue spécialement de la ville pour se tirer une balle dans la tête. C’était si terrifiant : une matinée de printemps naissante, un soleil éclatant, le bruit des gouttes tombant des pins et, sur la neige blanche, une jeune personne gît, le crâne éclaté, les cheveux noirs éclaboussés de sang.
26 mars 1929
Depuis trois jours c’est le printemps ici, un drôle de temps, les gens sont grisés, ceux qui n’ont rien à espérer se mettent à rêver et ceux qui devraient pleurer sourient sans raison. Une belle saison, j’aime plus que tout ces premiers jours du printemps naissant, où le soleil réchauffe à peine et l’air, comme brisé, sent la chaleur tout en étant froid. Moi, je n’ai pas de raison de pleurer ni d’être triste, c’est pourquoi je me sens très bien ces jours-ci. » (Début du livre)