– Voilà l’exercice je vous propose, reprit Stéphane : racontez une rencontre soit dans une narration soit dans une scène dialoguée. La rencontre est essentielle, ajouta-t-il en nous regardant à tour de rôle.
Il était 10 h 40.
Stéphane précisa que nous avions une demi-heure devant nous avant de faire le point, c’est-à-dire lire à haute voix ce que nous avions rédigé. Puis, après une pause et la lecture d’un nouvel extrait, il nous faudrait écrire à nouveau pendant une demi-heure. Nous étions supposés sortir à 13 heures et j’avais déjà faim. Je n’avais rien à dire et j’avais peur d’être envahie par mes émotions. Une incohérence de plus à mon actif qui ne faisait que me confirmer l’urgence de fuir avant qu’il ne soit trop tard. Il me fallait un prétexte ; un mal à la tête soudain, un rendez-vous oublié, un SMS inattendu. Pourquoi ne pas simplement partir sans explication puisque je n’avais pas l’intention de revenir ?
Niki ne me le pardonnerait pas. Elle avait posé devant elle son ordinateur, un carnet, un crayon, un taille-crayon et une gomme alors que je n’avais rien pris. À quoi avais-je pensé ? C’était comme si je participais à une randonnée en montagne chaussée de mocassins ou que j’arrivais le premier jour de la rentrée sans mon cartable.
Je fixai le tableau d’un bleu nordique où la mer se confondait avec le ciel ; il était placé au milieu des livres de la bibliothèque. J’aurais aimé entrer dans le paysage que j’imaginais danois, comme Le Passe-muraille à qui Marcel Aymé fait traverser les cloisons, avant de me souvenir que le petit bonhomme invisible finit prisonnier entre deux murs.
Je décidai alors d’utiliser mon portable pour prendre des notes. Je dus me contorsionner discrètement puisqu’il était dans la poche avant de mon jean. Une fois le téléphone en main, je décidai de rester. Il pleuvait en cette matinée d’automne et je me dis que Niki avait sans doute raison, le fait de replonger dans la littérature pouvait me ranimer.
Comment commencer ? Par l’histoire ou les personnages ? Et si j’écrivais ce que je voyais à la manière d’un peintre, faisant la description d’une rue à Paris en ce début d’automne ? Je n’étais pas certaine que ce soit suffisamment intéressant et ce n’était pas l’exercice demandé par Stéphane. Mais le thème de la rencontre me faisait penser à Antoine et au fait que j’avais cessé d’être une cuisinière free-lance pour le rejoindre à La Maison, l’endroit où il travaillait. Un changement de vie radical. Les horaires formatés n’étaient pas faits pour moi. Je ne supportais pas la pression, l’urgence et la contrainte du restaurant comme je n’avais pas supporté la rigidité des programmes scolaires et l’attention constante qu’exigeaient mes élèves. Après mon expérience ratée au restaurant, j’avais repris mon site, mais mon inspiration avait dû se tarir et mes followers le sentirent. J’eus même droit à des commentaires désobligeants. Peut-être en avais-je toujours eu, mais désormais ils me sautaient aux yeux. Je préférais me demander comment décrire, sans clichés, Paris en automne – les feuilles mortes et leurs teintes jaune, ocre, brun, rouille, orange, feu –, les commerçants qui se plaignaient sans s’occuper de vous, les serveurs qui pestaient, les nuages bas et les passants pressés, inattentifs, concentrés sur leurs téléphones portables et qui ne semblaient pas d’accord sur la météo puisque les tee-shirts côtoyaient les bonnets de laine, et que les sandales juraient avec les bottes fourrées.
11 h 05.
Je n’avais pas écrit une ligne qui en vaille la peine. Je retrouvai à cet instant ma frustration insupportable devant la page blanche. Pourtant, j’avais noirci des dizaines de carnets. Je regrettai ceux de mon adolescence car j’aurais aimé retrouver ce que je pensais entre treize et dix-huit ans. On croit s’en souvenir mais on reconstitue les faits avec l’expérience acquise ensuite. Ma mère avait jeté tout ce qui était dans mes placards lorsque je m’étais installée chez Antoine. À peine avais-je fait attention à son coup de fil me prévenant qu’elle récupérait ma chambre pour elle. Je ne me rendis pas compte que cela signifiait qu’il ne resterait rien, ni mes albums de photos ni mes journaux intimes. Avait-elle si peu de considération pour moi, qu’elle ne voyait aucun problème à jeter tout mon passé, à en faire table rase sans même me proposer de participer à ce nettoyage ? Lorsque je le lui reprochai, elle refusa de comprendre ce qui m’avait tant choquée. Elle n’avait pas de place, m’avait-elle rétorqué de manière pragmatique. Je pouvais être contrariée, mais cela ne méritait pas plus de grief. En disant cela, elle avait aggravé son cas, à mes yeux. Et depuis, l’idée même de retourner chez elle me rendait de mauvaise humeur même si je savais que je ne pourrais pas éviter éternellement d’aller voir. Elle m’appelait régulièrement, s’inquiétait de mon mode de vie, me jugeant surqualifiée pour cuisiner et doutant de ma stabilité financière. J’avais beau lui expliquer que tous ces examens que j’avais réussis n’avaient rien à voir avec la vie que j’avais choisie, ses reproches permanents avaient eux aussi pourri nos rapports. Elle avait décidé, une fois pour toutes et quoi que je fasse, que je n’étais pas à la hauteur de ses ambitions. Lorsque j’enseignais au lycée, elle ne comprenait pas pourquoi je n’exerçais pas mon métier à l’université, ce qu’elle aurait trouvé plus prestigieux. Même Antoine, un homme qui aurait dû lui plaire, était l’objet de son mépris. Elle aurait aimé être fière de sa fille unique et je passais mon temps à la décevoir. Si elle ne l’exprimait pas aussi franchement, sa désapprobation insidieuse me blessait.
– Il faut écrire ce que l’on sait, me dit Stéphane avec son regard de Kaa.
Il avait dû s’apercevoir de mon inactivité et tenait à me venir en aide.
– Vous avez forcément l’idée d’une histoire, si ce n’est pas une rencontre qui vous inspire, écrivez les premiers mots qui vous viennent à l’esprit, un souvenir frappant, la peur de votre vie, la description d’un paysage, ce que vous voulez…
J’avais envie de me lever, faire les cent pas, prendre une tasse de thé, grignoter quelque chose. J’aurais dû penser à apporter une bouteille d’eau.
– Le sujet importe peu, ajouta-t-il. Pour écrire, il faut déjà écrire.
– Cette phrase ne veut rien dire, s’emporta Justine.
Je ne comprenais pas ce qui l’énervait autant mais j’aurais adoré avoir des élèves aussi passionnés. Sans doute, dans les collèges, faudrait-il remplacer les cours de français par des ateliers d’écriture.
– On peut prendre ce conseil littéralement, répondit posément Stéphane. Se saisir de son stylo et tracer un mot après l’autre sur le papier. Écrire ce que l’on sait, ce que l’on a dans la tête. Il sera toujours temps de réécrire.
Stéphane évoqua l’espace littéraire cher à Blanchot, cet espace plus grand que la pièce d’où s’élanceraient d’autres univers. J’étais sensible à ce que Blanchot disait de la « solitude essentielle ». Il évoquait les pouvoirs de la langue, la puissance du silence, le temps distendu où la matière de la vie prend de l’épaisseur. Il parlait de la concentration propre à l’écriture qui vous fait perdre vos repères et vivre une autre temporalité, celle de la rédaction d’un écrit, qui ne passe pas ou passe si vite qu’on ne s’en aperçoit même pas. J’avais connu cet état de suspension, addictif, auquel j’avais renoncé. J’avais peur d’échouer. Je regardai la table en bois clair sur laquelle un texte était supposé se déposer comme par magie, mot après mot.
Stéphane me tira de mes pensées en prononçant mon nom.
– Pour Esther, je cite Maurice Blanchot : « On ne commence à écrire que lorsque momentanément, par ruse, par un bond heureux ou par la distraction de la vie, on a réussi à se dérober à cette poussée que la conduite ultérieure de l’œuvre doit sans cesse réveiller et apaiser, abriter et écarter, maîtriser et éprouver dans sa force immaîtrisable, mouvement si difficile et si dangereux que tout écrivain et tout artiste, chaque fois, s’étonnent de l’avoir accompli sans naufrage. »
Stéphane me regarda pour que je commente et je me lançai :
– J’aime l’idée de ruse pour surprendre l’écriture.
– Et le danger qu’elle représente aussi, dit Georges qui ne ratait jamais une occasion d’en placer une. Blanchot parle de « distraction de la vie », comme si l’écrivain devait créer une absence pour élaborer autre chose qui ressemblerait à un livre.
Stéphane approuva et nous conseilla de lire Blanchot même si l’écriture semblait ardue au premier abord.
– Au travail mes amis, conclut-il.
Justine se mit à taper frénétiquement sur le clavier de son iPad qui faisait un bruit irritant. En était-elle consciente ? Voulait-elle envahir l’espace sonore pour signifier à tous qu’elle travaillait ? Je me tournai vers Niki pour partager mon désarroi ; elle était concentrée sur son cahier, traçant ses pensées d’une écriture régulière, captivée par ce qu’elle inventait. Pas moyen de la déranger. Je me demandais si le fait d’écrire sur un écran ou sur une feuille de papier changeait quelque chose à la manière dont on pensait. Personne n’utilisait, comme moi, l’appli Notes de son téléphone portable.
Je voulais vivre dans une histoire autre, un monde inventé qui me transporterait ailleurs. Pas l’histoire de ma vie. Georges avait parlé de danger, ce qui m’a fait penser à Yannick Haenel qui reprend le Livre III des Métamorphoses d’Ovide dans Diane et Actéon pour raconter l’histoire d’un jeune prince qui surprend la belle Diane en train de se baigner nue au milieu de la forêt lors d’une partie de chasse. Pour le punir de sa curiosité, elle le transforme en cerf. Il est alors dévoré par ses propres chiens. Métamorphose du regard, du danger, de la transgression, Haenel interprète ce mythe à la lumière du désir d’écrire : Actéon a été ébloui par Diane. Il allait forcément en parler. Comment taire la beauté physique, la rencontre fabuleuse, le surgissement d’un amour possible ? C’est pour empêcher Actéon d’en rendre compte qu’elle l’asperge d’eau et le change en cerf. Haenel suggère que le langage est dangereux puisqu’il signe l’arrêt de mort d’Actéon. Haenel me parlait, à moi, comme à tous ceux qui étaient entravés, paralysés non pas physiquement comme Actéon, mais mentalement et de façon aussi absolue.
Yannick Haenel, manifestement noué par l’angoisse de la création, écrit aussi sur l’échec et l’impossibilité d’écrire dans Tiens ferme ta couronne. Je ressemblais au héros de ce roman, un scénariste qui a écrit sept cents pages illisibles sur Herman Melville. Je cherchai sur Internet les passages qui m’avaient marquée et je lus : « Lorsqu’on agit contre son propre intérêt (lorsqu’on se sabote), c’est toujours par fidélité à une chose plus obscure dont on sait secrètement qu’elle a raison. » Moi aussi, j’avais « agi contre mon intérêt » en acceptant ce poste de cuisinière à La Maison, je m’étais « sabotée » alors qu’auparavant, tout me réussissait. Que m’était-il arrivé pour perdre ainsi toute confiance en moi ? Quelle était la « chose obscure » dont parlait Haenel ? Il fallait que je comprenne mon échec pour l’affronter. Il me semblait que c’était le seul moyen de m’en sortir. »