Quand j’avais une vingtaine d’années, le premier garçon avec qui j’ai vécu a dissimulé un magnétophone dans mon salon entre le radiateur et le mur. Il enregistrait ce qui se passait en son absence, puis il écoutait ce que j’avais dit aux gens de passage ou au téléphone. Il y faisait ensuite allusion par bribes. Si j’avais parlé de lui, ou de notre relation, il me questionnait en donnant des détails qui me terrifiaient. Comment savait-il ce que j’avais dit ? D’où ça sortait ? C’était fou. L’histoire a duré plusieurs mois. Quand j’ai appris la vérité, qu’il me l’a dite enfin, j’ai été prise de panique. J’ai coupé tous les liens.
Quelques années plus tard, je suis partie vivre à Londres avec un jeune Anglais qui travaillait dans l’édition. Un British tout ce qu’il y avait de plus british comme dans Astérix, avec le nez en l’air, un nuage de lait dans son eau chaude et un bonnet de nuit pour dormir. Un jour, j’ai appris qu’il ne travaillait plus depuis longtemps, car il était américain et n’avait pas de papiers. Le matin, il partait à la bibliothèque et le soir il prétendait revenir du travail. Cette fois, j’ai eu encore plus peur. J’ai cru qu’il viendrait m’assassiner dans la nuit si je lui faisais part de ma découverte. Je n’ai rien dit. Je l’ai observé pendant plusieurs jours aller et venir, boire son thé et manger ses scones. J’ai posé des questions sur son travail. Il restait évasif. À force, il a dû deviner que je savais. On n’en a pas parlé. Je suis partie.
Et ça a continué comme ça. Les hommes que j’ai aimés étaient souvent malhonnêtes, menteurs, manipulateurs. Ça me désespère mais ça doit être mon genre. Cette étrange attirance m’a suivie dans mon travail. Je me suis beaucoup intéressée aux baratineurs, bonimenteurs et autres charlatans. C’est pourquoi lorsque Marianne m’a contactée et que j’ai découvert l’histoire de Ricardo, elle s’est imposée à moi comme un nouvel objet à l’intérieur d’une quête personnelle sinueuse et sans fin. D’ailleurs, je pense que si je n’ai pas croisé la route de cet homme, si je ne figure pas dans la liste de ses victimes, c’est un simple hasard.
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Le 14 novembre 2015, au lendemain de la longue nuit des attentats du Bataclan et des terrasses parisiennes, vers six heures du matin, Marianne voit Alexandre, son compagnon, se hâter vers l’hôpital Louis Mourier de Colombes où il travaille comme chirurgien, spécialiste du thorax. Le jeune couple de trentenaires vit à Paris près du canal Saint-Martin. Ils partagent le grand studio tout blanc aux étagères de couleur que Marianne a acheté et refait à neuf il y a deux ans. Elle est illustratrice, essaie de manger bio, fréquente les cinémas du canal et les expositions dont on parle. Les attentats ont eu lieu à deux pas de chez eux. Ils sont sous le choc. Ils se sentent concernés, visés. En partant, Alexandre sait déjà que sa journée sera rude. La nuit, son chef de service l’a laissé dormir mais les blessés à opérer ne peuvent plus attendre.
Quand Marianne le voit rentrer le soir, il est dévasté. Il a la mine sombre des pires journées. Il s’écroule sur le canapé, mutique, quasiment prostré. Ce soir-là, le couple a prévu de longue date un apéritif chez des voisins. Alexandre n’a pas la force. Marianne le persuade avec douceur qu’il ne peut pas rester comme ça, que sortir lui changera les idées. Il se laisse faire. Hanté par sa journée, il finit par raconter ce qu’il a vu et vécu. Djamila et Olivier, les voisins, n’oublieront jamais cette soirée où tous sont en larmes quand Alexandre décrit les patients criblés de balles, mutilés ou paralysés qu’il a opérés. Ils craquent quand il évoque cette jeune fille blessée au Bataclan qu’il n’a pas réussi à sauver, morte sur la table d’opération. L’horreur ensuite d’annoncer au père le décès de son enfant, les mots qu’il a fallu trouver.
Djamila et Olivier sont frappés par sa modestie, son côté profil bas. Il a fait ce qu’il fallait, rien de plus, il garde la mesure. Ses années de jeunesse passées à faire de la médecine de guerre auprès de Médecins sans frontières l’ont aidé, dit-il, à trouver les bons gestes, la distance. Pour la première fois, il en évoque des bribes, le Soudan notamment. Il ne se vante pas, il reste posé. Mais c’est grâce à cette expérience qu’il a compris quelque chose de troublant sur les patients aujourd’hui : certaines des balles qu’il a extraites des corps n’ont pas été tirées par les terroristes mais par des policiers.
Djamila et Olivier se sentent reconnaissants. Tandis qu’eux ont passé la journée assommés devant la télévision à voir et revoir les images des attaques, ils se couchent presque fiers de connaître une des rares personnes à avoir été utiles en ce jour funeste.
Quand Marianne déroule son passé avec Alexandre, dans ce petit passage fleuri où elle vit encore, quand elle en reparle avec ses voisins qui, depuis, la soutiennent de toutes leurs forces, cette soirée reste un des moments les plus sidérants qu’elle ait vécus.
Car rien de tout ce qu’Alexandre a raconté n’est vrai. Marianne le sait maintenant. Alexandre n’a jamais mis les pieds dans cet hôpital. Il n’est pas médecin. Il ne s’appelle même pas Alexandre.
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Au début de leur histoire, la jeune femme accepte de dîner avec lui sans grand enthousiasme. Elle lui trouve un style bourgeois, un peu coincé, qui n’est pas son genre. La chemise rentrée dans le pantalon, ce genre de détail. Puis elle se laisse gagner par sa gentillesse, ses attentions, la douce persévérance dont il l’enveloppe, qu’elle attribue à ses origines brésiliennes : il a grandi à Rio où il a fait ses études de médecine. Après une dizaine d’années dans l’humanitaire en Afrique, il a suivi un collègue en France, Jean-Yves, de MSF, qui l’a aidé à trouver son poste à l’hôpital de Colombes. En tant qu’étranger, il a dû repasser une partie des examens. Mais maintenant ça y est, Alexandre a envie de se poser, de construire quelque chose.
Rapidement, il semble épris, se montre sentimental. Marianne commence l’histoire mais reste prudente. Autour d’elle, il fait l’unanimité. Sa famille, ses amis, tous adorent ce garçon si prévenant, si gentil, si serviable. C’est aussi un bel homme, un de ces latin lovers, grand, fort avec les yeux noisette et le teint hâlé. Ses amis insistent : Attends, pour une fois que tu tombes sur un gars qui a l’air sérieux, qui a envie, vas-y, fonce.
Elle, c’est une jeune femme calme, structurée, avec une voix douce et précise. Elle a une vie où chaque chose semble à sa place. Sa pâleur délicate ne cache pas sa détermination. Je ne sais pas pourquoi, quand je pense à elle, je lui trouve un côté très « français ». Elle est restée proche de ses parents qui vivent en dehors de Paris, séparés mais bons amis. Alexandre est dans le même cas. Son père, Francisco, est juge à Rio. Sa mère est aux États-Unis dans le New Jersey où elle a refait sa vie avec un Américain. Il a trois sœurs dont le prénom commence par un R : Roberta, Renata, Raquel. Son prénom de baptême, Ricardo, suit la même règle mais tout le monde l’appelle Alejandro, son deuxième prénom, qu’il a francisé en Alexandre. Dans sa famille, on se téléphone tous les jours ou presque. Marianne est impressionnée par ce clan soudé, aux caractères bien trempés. Elle se demande comment elle y trouvera une place. Roberta, l’aînée, vit aux États-Unis, à côté de leur mère, et a deux enfants. Alexandre regrette qu’elle ait renoncé à son travail pour s’occuper de la famille. Il en veut à son mari qu’il trouve un brin macho. Raquel, la petite dernière, se cherche encore et dilapide l’argent que lui distribue son père sans compter. Alexandre aimerait qu’il soit plus sévère, qu’il ne lui passe pas tout. Renata est celle dont il se sent le plus proche. Ils n’ont que deux ans de différence. À moins que ce soit Roberta, que Marianne confonde. Elle réfléchit, hésite un temps, Roberta ou Renata ? Puis se reprend, non c’est bien Roberta, celle qui vit aux États-Unis. Marianne tient à se souvenir avec précision des détails de ce roman familial pourtant imaginaire dans lequel elle a vécu pendant des mois. Elle ne veut pas commettre d’erreur sur ces personnages fins, bien dessinés, à qui il arrive tous les jours des choses qu’elle a partagées, vécues en direct. Elle n’a pas vu de photo d’eux mais elle peut encore dire leur couleur de cheveux, s’ils sont grands ou petits. Elle avait hâte de faire leur connaissance.
Peu de temps après leur rencontre, Alexandre apprend que sa mère est atteinte d’un cancer, un genre de myélome. Il est bien placé pour le savoir, elle ne vivra pas longtemps. Le couple traverse ensemble cette épreuve qui les rapproche, évidemment. Alexandre passe des heures au téléphone avec ses sœurs au Brésil et aux États-Unis. Marianne le soutient, s’attendrit et baisse la garde.
À la mort de sa mère, quelques mois plus tard, il part dans le New Jersey. Il est très affecté, Marianne aussi, par empathie. À son retour, il emménage chez elle dans le studio tout blanc. Il commence une formation en chirurgie pédiatrique, à Toulouse, où il se rend une semaine par mois.
Sans s’y attendre vraiment, Marianne tombe enceinte. Elle est heureuse. Il se met à genoux devant son ventre, jure que c’est le plus beau jour de sa vie, et pleure. Puis s’empresse d’appeler son père pour lui annoncer la nouvelle.
La grossesse se poursuit. Alexandre insiste pour que Marianne soit suivie par une collègue de l’hôpital et que l’enfant naisse à Colombes. Elle sera mieux traitée, et soignée le cas échéant. Mais elle préfère une maternité près de chez eux à Paris, plus commode. Il se vexe, tente de la convaincre puis finit par céder. Il ne comprend pas non plus pourquoi elle ne vient jamais le voir à son travail. Il la taquine en lui disant qu’elle ne s’intéresse pas à ce qu’il fait, qu’elle trouve toujours un prétexte.
Pour qu’elle puisse le joindre à tout moment, il lui laisse le numéro de l’infirmerie du bloc. Elle doit bien préciser qu’elle est sa compagne, sinon on n’osera pas le déranger. Au cas où, il veut aussi qu’elle note les numéros de ses trois sœurs et de son père au Brésil, on ne sait jamais. Tout ça, je le saisirai plus tard, c’est son côté gambler, c’est pour l’adrénaline, le frisson, le sport.
Marianne est enceinte de cinq mois et demi tandis qu’Alexandre cumule les gardes, dort souvent à l’hôpital, enchaîne à Toulouse et passe parfois une semaine, dix jours sans rentrer. Un soir qu’elle se sent plus seule qu’un autre, que son ventre est un peu plus dur, elle essaie de le joindre plusieurs fois sur son portable mais il ne répond pas. Elle appelle l’hôpital. Au standard, la réceptionniste ne connaît personne de ce nom. Marianne se dit que les listes ne sont pas à jour. Celui de l’infirmerie du bloc est aussi un mauvais numéro. Elle commence à s’inquiéter. Son cœur bat plus vite. Dans un élan, sans trop réfléchir, elle compose les quatre autres numéros qu’il lui a laissés au Brésil et aux États-Unis. Ils sont tous faux, sonnent dans le vide, ou bien les interlocuteurs n’ont jamais entendu parler d’Alexandre.
Quelque chose ne va pas : c’est tout ce qu’elle arrive à penser. Ça tourne vite, ça monte à la tête comme un grand vertige, un aperçu de l’abîme. Puis elle se ressaisit, elle se dit qu’il est seulement interne, pas encore titulaire, il n’a pas osé lui dire. Et elle a mal noté les autres numéros. Elle s’accroche à ça. Ouf.
Quelques jours se passent pendant lesquels le doute commence à s’infiltrer dans tous les espaces de leur vie commune. Alexandre est retenu à Toulouse, Marianne se met à chercher. Sur son ordinateur, qu’il lui emprunte parfois, il a créé une session. Elle n’y trouve rien d’anormal : des articles spécialisés, des comptes rendus opératoires, des documents administratifs de l’hôpital. Elle se souvient alors qu’avant de créer sa propre session, il a beaucoup utilisé son « bureau » à elle, avec le navigateur Chrome de Google. Grâce à l’historique, elle y repère des traces de son passage. Il se trouve qu’elle a réglé un paramètre de Chrome qui enregistre automatiquement les mots de passe de tous les comptes consultés, sans qu’il soit besoin de le préciser. Alexandre ignore ce réglage. Marianne accède donc à tous les comptes utilisés par son compagnon il y a encore quelques mois, que ce soient ses comptes mail, avec les pièces jointes, ses profils sur les réseaux sociaux, tout. Bientôt, son vertige se transforme en plongée abyssale, en descente aux enfers. Elle pénètre dans une autre dimension : un deuxième, un troisième, jusqu’à un septième monde apparaissent derrière des portes qu’elle ouvre, tétanisée, en quelques clics. La stupéfaction laisse place à la sidération. »