Les deux offenses
Je me trouvais aux USA. C’était pendant le deuxième trimestre de 2006. Je travaillais dans la bibliothèque de l’université de Sewanee quand la loi américaine contre les images indécentes fut discutée. Chaque jour nous regardâmes à la télévision les programmes du soir. Nous écoutâmes attentivement les arguments qui étaient avancés par les différents interlocuteurs. La gauche américaine se rebella autant qu’elle put. Elle n’obtint rien. Même le petit-fils d’Edgar Poe, George Poe, qui me recevait dans sa maison sur le bord du beau lac de Sewanee, ne parlait que de cette décisive excommunication des représentations érotiques. Afin de protéger les enfants, afin de flatter leurs mères, afin de ne pas heurter la foi des fidèles appartenant aux différentes religions qu’avaient accueillies les États-Unis d’Amérique au cours de leur récente histoire, toutes les images originaires seraient épargnées à leurs regards sous peine d’amendes considérables. La loi fut votée à l’unanimité par le Sénat américain. Puis elle fut plébiscitée par 379 voix contre 35 par la Chambre des représentants. Le résultat fut entériné le 7 juin 2006 sous le nom de Broadcast Decency Enforcement Act. Sachant la rapidité avec laquelle le puritanisme traverse l’océan Atlantique j’eus le sentiment qu’il fallait faire très vite. Sachant avec quelle promptitude les bombardiers de l’US Air Force fusent dans le ciel dès l’instant où il s’agit de détruire, fusent pour lancer un Little Boy sur le port d’Hiroshima, fusent pour faire rayonner un Great Artist dans le ciel qui surplombe la longue baie sublime de Nagasaki, je rassemblai toutes les images indécentes que j’avais collectionnées depuis mon adolescence dans la féerique porcelainerie de Sèvres, face au pavillon de Lully. Je les publiai avant qu’elles fussent prohibées à leur tour sur la vieille rive européenne du monde. Le livre qui les rassemblait fut aussitôt censuré. Le suivant fut couvert de mazout et mis à feu à l’abbaye de Lagrasse. Les amis ou les proches me disaient alors : – Mais arrêtez de parler de cela ! Arrêtez d’évoquer l’étreinte fabuleuse ! Arrêtez de ressasser l’imagination, l’hallucination, le rêve que l’on fait d’elle. Je répondais : – Mais il n’y a qu’elle à notre source ! Et non seulement c’est notre source mais c’est l’Éden au fond de notre monde. Votre dégoût est tout ce qui me dégoûte. L’hallucination onirique spontanée et le monde imaginaire qui en découle tendent toujours à être toujours plus ensevelis sous la production inlassable et pour ainsi dire automate de l’univers symbolique, empesé de signifiants, alourdi de langage, de règles, de procédures, de précautions, d’obligations, d’écrans. C’est vous qui détestez la vie. Au fond de la vie tout procède de la scène brûlante. Chaque corps est le fruit de ce feu.
1. La censure
L’idée de censure est récente. Ni le monde archaïque, ni le monde préhistorique, ni le monde antique, ni le monde médiéval ne la conçurent. La « mise à l’Index » par l’Église romaine des images et des livres commença à la Renaissance, 1 0 lorsque la Chrétienté affronta les Réformes. Soudain une interdiction frappe jusqu’à la Vierge Marie : à la fin du xvie siècle elle n’a plus le droit de découvrir ses seins pour nourrir son fils à la mamelle avec son lait. Même quand il s’agit de Dieu, un certain nombre d’images sont ainsi « excommuniées » : elles sont ôtées à la communion de la communauté. La liste des premiers auctores damnati : Calvin, Luther, Machiavel, La Boétie. Il est vraisemblable que le monde sexuel offense profondément le monde symbolique. Depuis l’origine des langues, toutes les langues sur l’espace de la terre, au sein du dialogue qui les fonde, que chacune instaure à l’intérieur de la bande généalogique, dans l’aller-retour des Je et des Tu, au cours du va-et-vient entre celui qui prend la parole et celui à qui il s’adresse avant qu’il la relaie, neutralisent les sexes des corps, dès lors qu’ils s’entretiennent l’un avec l’autre. Les personnes grammaticales Je et Tu dans la langue humaine sont non seulement dénuées de genre mais sont castrées de sexe. « Tu » peut être femme comme homme. « Je » peut être homme comme femme. C’est plonger les femmes et les hommes dans l’animalité que de rappeler, à l’intérieur du langage, le règne sexuel originaire qui les divise naturellement et les engendre tous. Le transfert lui-même, en psychanalyse, est un « amour qui exclut le sexe ». Freud ajoute affreusement que ce sont les « tendances sexuelles inhibées » qui créent les « liens durables ». La psychanalyse est un traitement qui provoque l’amour dans l’âme pour en refuser l’épreuve dans le réel ; il en ajourne les satisfactions, sinon la hantise. Telle est la façon dont les sociétés frustrent les citoyens pour les rassembler. Telle est aussi la raison pour laquelle certains individus se révoltent contre les dieux, se détachent des cités, s’évadent dans la montagne, gagnent la neige, retrouvent le qui-vive, l’indépendance, la solitude, s’enivrent de l’écart où ils s’esseulent et où ils créent. Car l’art n’ajourne rien. L’art est ce qui accepte l’épreuve réelle du désir intraitable et en subit toute la force. »