Le shtetel
Tu dois savoir, me dit la voix secrète, qu’après le départ de son mari à l’armée du tsar, Idiss est restée seule avec ses deux fils. Elle a dû vivre chez ses beaux-parents. » Une jeune femme mariée ne pouvait pas demeurer seule dans un shtetel. Qu’auraient murmuré les voisins toujours médisants ? Mais la belle-famille était pauvre et trois bouches de plus à nourrir étaient une lourde charge. Ce n’est pas qu’ils fussent égoïstes ou avares. Mais pauvres, ils l’étaient, comme Job dans la Bible. Idiss aidait sa belle-mère et faisait plus que sa part du travail à la maison. Elle avait appris à broder et ornait nappes et serviettes pour les richards du bourg, des goys1 qui habitaient de l’autre côté de la petite rivière, près de l’église. Les jours de marché, Idiss partait à l’aube et déployait ses broderies sur une table pliante. Son petit commerce ne marchait pas fort, peut-être parce qu’elle ne connaissait pas les nouveautés à la mode. Souvent, Idiss revenait à la maison la tête basse, sans rien avoir vendu, avec Avroum, l’aîné de ses fils qui avait quatre ans et ne quittait pas la main de sa mère.
diss le fixait de ses grands yeux bleus, sidérée. Le colporteur sourit, lui resservit du thé et, à Avroum, une part de gâteau. Il ajouta :
– Pour chaque aller et retour, Idiss, je te verserai dix roubles. Ne me réponds pas tout de suite. Réfléchis : dix roubles, c’est de l’argent. Et gagné honnêtement, sur ces voleurs des douanes du tsar.
– Mais si on m’arrête avec des paniers pleins de tabac, qu’est-ce que je deviendrai ? Ils me mettront en prison, c’est sûr, et j’en mourrai de honte. Et mon mari Schulim, s’il l’apprend, qu’est-ce qu’il pensera ? Que je suis devenue une trafiquante, une femme malhonnête ? Peut-être même il me chassera ?
Le colporteur sourit :
– Ne te fais pas de souci, Idiss. Je ne voudrais pas qu’une jeune femme comme toi, une brave fille, ait des ennuis. J’ai tout arrangé avec les douaniers. Ils crèvent de faim avec leur solde de misère. Alors je les préviens du jour où tu traverses la frontière, ils regarderont de l’autre côté, voilà tout. Eux aussi, ils ont besoin d’un petit complément. C’est juste, pas vrai ?
C’est ainsi que l’honnête Idiss devint contrebandière à la frontière russo-roumaine, pour le bien-être de sa petite famille. Les choses se mirent en place pendant quelques mois. Idiss rapportait l’argent chez ses beaux-parents, disant que le commerce allait mieux, que les clientes étaient plus nombreuses, n’importe quoi. Elle gardait aussi par précaution quelques roubles pour elle, en attendant le retour de Schulim.
Mais un jour de marché, sur la place du village, elle vit se dresser devant son petit étal la silhouette formidable d’Ivan Petrovich, le gendarme du village, flanqué de son adjoint, tous deux bottés, le bonnet de fourrure sur la tête et le sabre au côté. Idiss sentit son cœur défaillir. Ils la regardèrent quelques instants en silence. Puis Ivan Petrovich, qui portait un galon sur la manche, lui dit : « À quatre heures ce soir au poste de police, Idiss. Quatre heures, sans faute », répéta-t-il. Idiss ne répondit pas. Elle aurait souhaité être morte à cet instant.
Cinq minutes avant quatre heures, Idiss poussa la porte du commissariat, son ballot de broderies au bras. Un planton lui fit signe de s’asseoir sur un banc où un homme allongé ronflait. Quelques instants plus tard, Ivan Petrovich parut dans l’embrasure d’une porte. Il la fit entrer dans une pièce qui puait la fumée froide. Il s’assit derrière le bureau, lui montra la chaise devant lui : « Pose ton ballot Idiss, et écoute-moi bien. Le trafic de tabac, c’est pas pour les amateurs. Voilà six mois que tu traverses la frontière pour rapporter du tabac blond, que tu livres à qui tu sais. Je ne prononce pas son nom, ce n’est pas la peine. Alors, comme tu es une brave fille, je vais te dire clairement les choses. Ce trafic-là ne peut plus durer. Le capitaine se doute de quelque chose, il pose des questions, mine de rien : “C’est drôle, sergent, on dirait que le trafic de tabac a cessé à la frontière. Vous, les gendarmes, n’arrêtez plus personne. Et pourtant, dans toutes les auberges, ça sent le tabac à plein nez. Il arrive comment, ce tabac blond ? Par la grande route ? Les douaniers me disent ne rien trouver. Par des petits chemins de traverse ? Mais personne n’a été arrêté depuis longtemps. Alors je m’interroge, ou plutôt je vous préviens, Ivan Petrovich. Je veux que la contrebande de tabac cesse et que vous arrêtiez les contrebandiers. Vous m’entendez ? Je veux des résultats, pas des notes vagues sur vos surveillances. Je veux des arrestations, Ivan Petrovich. Et vite ! Ou ça ira mal pour vous, et vous vous retrouverez à Kichinev à patrouiller la nuit et à courir après les voyous !” »
Son propos terminé, Ivan Petrovich qui n’avait pas perdu Idiss des yeux lui dit : « Tu as entendu ? Des résultats, voilà ce qu’il veut. Et le résultat, c’est toi, ma belle. Inutile de nier. Ton fournisseur a parlé aux collègues roumains qui m’ont tout raconté. Alors tu ferais mieux d’avouer tout de suite. »
Un jour d’hiver où la neige recouvrait le sol et où le vent glacial s’engouffrait sur la place du marché, un colporteur, la regardant grelotter avec Avroum, lui dit : « Viens Idiss, je t’offre un thé à l’auberge, ça vous réchauffera un peu. »
Idiss refusa d’abord. Une femme seule assise à l’auberge avec un homme, qu’allait-on penser ? Mais Avroum à ses côtés répétait déjà : « Dis oui, maman, j’ai si froid. » Alors, elle accepta. Ils rangèrent l’étal et s’en furent à l’isba marquée d’une enseigne aux vives couleurs portant l’inscription en russe et en yiddish « Au Coq fumant ». Ce que le colporteur lui dit devant le samovar brûlant, tandis qu’Avroum dévorait un gâteau au fromage, Idiss n’en crut pas ses oreilles. Ce n’était pas une proposition honteuse comme elle le redoutait. À sa stupéfaction, le colporteur lança :
– Idiss, tu veux gagner de l’argent ? Honnêtement bien sûr, car je respecte Dieu et ma femme.
Idiss le regarda en silence.
– Tu sais que nous sommes ici à deux verstes2 de la frontière roumaine ?
– Et alors ? dit-elle.
– Eh bien, de l’autre côté, chez les Roumains, le tabac coûte deux roubles moins cher la livre qu’ici, en Russie.
Le colporteur se tut, alluma une cigarette à bout doré et poursuivit :
– Voilà ce que je te propose : moi, j’achète là-bas, chez des paysans que je connais, du tabac en gros, du meilleur bien sûr. Et toi, tu prends un panier sous chaque bras, tu gagnes la frontière par un petit chemin dans les bois que je te montrerai, où il n’y a jamais personne. De l’autre côté, tu trouveras un ami qui t’attendra, un juif très honnête. Il mettra dans chaque panier un sac de tabac pas trop lourd. Il te donnera aussi une enveloppe avec des roubles dedans. Et tu rentres par le même chemin. Ni vu, ni connu. Bien sûr, tu gardes ta petite commission, c’est normal. Tu vois l’affaire. Tu ne fais de mal à personne, tu ne voles personne, sauf l’administration qui nous prend tout, à coups d’impôts injustes. C’est seulement une sorte de récupération…
Idiss, éperdue, éclata en sanglots : « Je vous donnerai tout ce que j’ai, sergent, je vous jure, j’ai fait ça pour mes enfants, je n’ai rien dépensé pour moi. Ayez pitié, sergent. Vous êtes un homme de cœur, ayez pitié d’une pauvre femme dont le mari sert le tsar », ajouta-t-elle dans son désespoir.
Ivan Petrovich la regarda. Derrière ses terribles moustaches, il cachait un cœur sensible à la misère humaine : « Écoute-moi, Idiss, au lieu de pleurer. J’ai une idée. Toi, tu as besoin de cet argent, et moi, il faut que je prouve au capitaine que j’ai l’œil. Alors, pour le moment, je te laisse continuer ton trafic. Et une fois par quinzaine, tu viens ici avec ton tabac. Je te mets sous les verrous, tu passes la nuit en cellule, je confisque une partie de la marchandise et tu payes une petite amende. Comme ça, tu gagnes encore quelques roubles pour tes enfants, moi je justifie que je fais mon service, et tout le monde est content. »
Ainsi fut fait. Au jour fixé, Idiss, chaudement vêtue, le panier à demi rempli de tabac, gagnait le commissariat où chacun la connaissait. Elle apportait avec elle, cachés dans le panier, un gros leiker3 et une bouteille de vodka. Les gendarmes de garde la plaçaient seule dans une cellule dont ils fermaient les verrous. Ils levaient leur verre à sa santé. Idiss repartait à l’aube, après avoir préparé le thé dans le samovar pour les gendarmes. Ainsi coulaient les semaines et les mois de la vie d’Idiss qui, tous les soirs, avant de s’endormir, adressait une prière à l’Éternel pour qu’il protège ses fils et lui ramène enfin Schulim, son beau mari.
Schulim revint, à la surprise générale, après cinq ans d’absence. Par un matin de printemps, quand la campagne est en fleurs et en fête, le porteur d’eau du village vit un jeune homme dans une capote militaire émerger de la diligence de Kichinev. Il reconnut aussitôt Schulim. Sans attendre, il se précipita vers la ruelle où logeait la belle-famille d’Idiss en hurlant : « Schulim est là ! Schulim est de retour ! » Les volets de bois claquèrent, la tête de la belle-mère couverte d’un fichu émergea de la fenêtre, tandis qu’elle répétait en yiddish : « Qu’est-ce que tu dis, qu’est-ce que tu dis ? Schulim est revenu ? » Déjà, Idiss se précipitait, enveloppée dans son châle, et courait de toutes ses forces vers Schulim qui avait jeté son sac à terre et lui ouvrait les bras.
Ce que fut le bonheur d’Idiss, il faudrait la plume de Gogol pour le décrire. Elle était menue, Idiss, et Schulim avait forci. Au jeune garçon de jadis la vie militaire avait substitué un grand gaillard, tout en muscles, qui portait une courte barbe taillée à la mode, différente de celle des juifs pieux. En uniforme, dans la lumière du jour, il était beau comme un jeune prince. Idiss pleurait de bonheur et d’amour en étreignant fort contre elle Schulim, enfin de retour.
Déjà la famille accourait, les voisins aussi. Un groupe se formait autour du couple reconstitué, les gens s’émerveillaient. Ils juraient avoir toujours dit que Schulim reviendrait, même ceux qui avaient suggéré à Idiss d’aller voir le rabbin pour lui demander conseil – ils n’osaient pas dire « divorcer ». Tous prenaient à témoin les proches qu’Idiss avait eu raison d’attendre, sûre du retour de Schulim et sûre d’elle-même. Ainsi suivis d’un cortège, Schulim et Idiss regagnèrent la maison familiale, les deux garçons accrochés à la capote de leur père, comme s’il était le roi du shtetel. »