PROLOGUE
Les jours mauves sont mes préférés. Ils n’existent à ma connaissance que sur l’île de mon père, où la coriandre et la canne à sucre parfument la peau des hommes qui noient leur misère dans la bière et la friture à la tombée du soir. Chaque été, après douze heures de vol en classe économique sur Air Mauritius, je les guette de la Pointe d’Esny, au sud-est de l’île, abritée par une vieille paillote qui sent les gâteaux piment. Quand la lune arrive tard et que l’horizon vire du bleu au mauve chéri, je fonds dans l’océan Indien. Chaque année pendant notre été créole et votre hiver français, je crawle comme mon père me l’a appris jusqu’à la barrière de corail, et quand les bouées jaunes qui rassurent les nageurs du dimanche ne ressemblent plus qu’à des émojis sans expression, c’est qu’il est temps d’ôter mes lunettes. Ce qui m’attend à quelques brasses est encore plus effroyable quand il est simplement suggéré. Là, je projette mon corps dans la gorge ouverte du monde, et j’écoute l’océan déployer ses silences.
Quelques poissons-clowns et chirurgiens chaloupent entre mes cuisses puis, sous une impulsion méconnue, se dispersent en ondes vives. Les jours mauves sont les seuls à rendre hommage à leur allure. C’est ici, au beau milieu du lagon, qu’on éprouve le mieux les grandes solitudes. La faune, bien renseignée sur les dangers alentour, est aux aguets, car c’est à la nuit venue que se déchaînent les passions animales. La langue bleue et chaude lave mes vanités. Mes dernières réserves d’air forment des bulles qui relient le monde d’argent à l’azur fragile. Je gobe de l’air par morceaux presque solides et allonge ma carcasse à la surface. À la merci des colères sous-marines, mon corps se tend, soumis au plaisir d’être plus vulnérable que nulle part ailleurs. J’insère ma main droite dans ma culotte de maillot de bain, presse lentement ma paume contre ma vessie, puis vers des chairs plus basses. Mes reins s’enflamment. Chaque été, je fais couler ma peur dans l’océan Indien.
Les jours mauves sont mes préférés. Pour leur érotisme dangereux, leur éprouvante rareté. Je peux jurer qu’il n’y en a jamais eu qu’un à Paris. Le 6 décembre 2018, à 7 h 30 du matin, tandis que l’index et le majeur d’un parfait étranger rencontré sur Tinder allaient et venaient dans mon vagin. Alors que j’étais à l’aube d’une jouissance molle, des faisceaux inédits dans la capitale embrasèrent ma chambre et je sus qu’une émotion nouvelle allait naître de ce moment banal. À 7 h 31, alors qu’Andréa travaillait toujours à mon plaisir, je reçus un texto de ma mère : « Ton père est mort. » Voilà, c’était dit. Sans cérémonie. Sans possible quiproquo. Le chemin vers mon île avait subitement été balayé, les soleils mauves avalés par le Sacré-Cœur. Mon père était mort. Je n’ai rien dit, j’ai laissé Andréa me mener à l’orgasme. Ironique quand on sait que mon père serait mort huit fois plutôt que de savoir sa fille sexuellement active. Que voulez-vous, on ne nous a jamais appris, à nous les athées, à honorer les morts.
1
On n’a pas idée d’incinérer les gens un mercredi. Le mercredi, c’est un jour anodin, un jour au centre qui ne raconte rien. C’est pourtant ce jour-là qu’on nous invita à incinérer l’homme le plus singulier du monde à Puteaux, cette ville elle-même si ordinairement bourgeoise. Ceux qui ne l’habitent pas se souviennent à peine qu’elle existe, enclavée entre Neuilly et Nanterre, comme un rappel de son incapacité à choisir entre ennui capitaliste et agitation populaire. La cérémonie était prévue à 10 heures, mais toute la ville s’était donné rendez-vous à 8 h 45 devant le crématorium. Deux cent quatre-vingt-quatre personnes (dont seulement quarante-deux avaient été conviées) étaient aimablement venues se ranger en file indienne pour rendre un dernier hommage à mon père, Suraj Ramgulam, dont nul Français n’a jamais su s’il se prononçait « Suraj » ou « Souraj ». Le corps recouvert de fines feuilles d’or, Suraj reposait. L’arête de son nez, une route de montagne corse d’après ses dires, réfléchissait la lumière braillarde du sous-sol funéraire. J’avais beau sonder le peu de neurones actifs qu’il me restait après ces derniers mois : nada, pas le début d’une inflexion mélancolique, pas le moindre vague à l’âme (...) »