Houris

« Houris » de Kamel Daoud, Gallimard, 2024

1. La nuit du 16 juin 2018, à Oran.
Le vois-tu ?
Je montre un grand sourire ininterrompu et je suis muette, ou presque. Pour me comprendre, on se penche vers moi très près comme pour partager un secret ou une nuit complice. Il faut s’habituer à mon souffle qui semble toujours être le dernier, à ma présence gênante au début. S’accrocher à mes yeux à la couleur rare, or et vert, comme le paradis. Tu vas presque croire, dans ton ignorance, qu’un homme invisible m’étouffe avec un foulard, mais tu ne dois pas paniquer. Dans la lumière, j’apparais comme une femme de taille élancée, exténuée, à peine vivante, et mon immense sourire figé ajoute au malaise de ceux qui me croisent. Ce sourire, illimité, large, presque dix-sept centimètres, n’a pas bougé depuis plus de vingt ans. Il est un peu plus bas que le bas de mon visage et étire mes mots, mes phrases. Parfois, je le cache avec un foulard coloré ; le tissu, je le choisis toujours onéreux et rare. Je relève mes cols.
Parlons, puisque l’occasion est inédite. Car, oui, tu es l’événement que je n’ai jamais imaginé. Il m’arrive du ciel, sur la tête, avec la précision d’une météorite sur le crâne d’un prophète affligé. Bavardons, sans nous arrêter. Si je me retiens, je devrai t’ôter la vie sans cérémonie, crûment, presque dans l’insouciance, comme un boucher qui bâillerait sur la carcasse d’un mouton. Je veux dire fendre le sac qui te contraint et où tu gigotes, et laisser filer le peu de vie que tu as fini par amasser. Tu n’es pas en vie d’ailleurs, médicalement, ni une morte du point de vue de Dieu. Quant à moi, peut-être que j’ai déjà tué une âme innocente. Peut-être pas avec les mains, mais avec les paupières, en fermant les yeux. Même Khadija, ma mère, l’ignore, elle qui veut rester, malgré mes vingt-six ans, à me regarder chaque jour comme si je venais de naître, pour la faire naître à son tour en lui montrant tendresse et obéissance.

Là, on se trouve dans ma chambre. Il fait nuit, dans le quartier de Miramar, à Oran. Une belle grosse ville située près de la Méditerranée, qui scintille dans l’obscurité comme un collier cassé. Il est 2 heures du matin et un homme hurle, une voiture de police file et des chiens jouent aux voleurs masqués. J’imagine, pour combler l’instant, des palmiers errants et la mer qui cherche encore par où pénétrer dans les rues. Ça me soulage parfois, ça me rend service d’être muette, ou presque, dans le monde de dehors. Les gens n’attendent pas de moi de longues phrases, ou des discussions avec des mensonges, ou des exagérations, ou des promesses. Même quand j’ai aimé, de temps à autre, je laissais mes yeux immenses, gris et vert, faire trébucher mes interlocuteurs. Mes grands yeux mordorés qui changent de couleur, moqueurs de leur effet sur les hommes qui en perdent les mots. Ils m’examinent, plongent dans mon regard oscillant, et toute langue devient insuffisante.

Écoute : dans la nuit, des navires marchands beuglent sur la mer disparue et je ne peux pas t’expliquer ce qui constitue la mer ni d’où vient le bateau qui l’ausculte avec sa grosse oreille métallique. Même avec mes mots, il y a des choses que je ne peux pas te rapporter, des nuances du monde de dehors. Il faudrait une longue vie pour te réciter les mille détails de cette scène et tu n’as pas ce délai. Que veux-tu que je te dise de plus pour que nous commencions à devenir familières ? Je te parle et le son de ma voix que tu entends n’est pas un son, à peine des feuilles de papier que l’on tourne. D’ailleurs, à quoi me servirait de définir la mer, les chiens, un navire et des palmiers, ou même mon visage esquissé dans l’ombre ? Les définitions sont pour les vivants, pour se sentir rassuré. Pour toi, ce sont uniquement des tonalités derrière une paroi que tu grattes. Tu subsistes là, dans le noir, cachée par mes soins. Tu dois être au chaud là où tu te trouves, non ? Tu flottes, je crois, ou bien tu fais comme moi, tu te blottis, la corde doit légèrement te gêner, j’imagine. Tu es entravée. Je m’adresse à toi dans ma belle langue retentissante et muette, celle avec laquelle je me raconte des histoires depuis des années ou dont j’use quand je parle dans ma tête à mes ennemis, voisins, imams, à Dieu qui m’a volé des choses précieuses. C’est confusément la langue des films que j’ai aimés et qui m’ont bouleversée et noyée de larmes. La langue du rêve, des secrets, la langue de ce qui ne possède pas de langue.

En cette nuit d’été, je suis dans le noir comme toi, le ciel nocturne se ressent tiède et profond comme un oreiller et je n’arrive pas à dormir. Si tu savais ce qu’est le temps, je te dirais qu’il est 2 ou 3 heures du matin. En été, la nuit est courte dans notre ville et elle parvient à grand-peine à répandre ses étoiles que déjà, à l’aube, l’imam vient y mettre fin avec son cri pour appeler à la prière. Mais, de là où tu te trouves, tu ne peux pas voir, parce que tes yeux sont à peine formés. Moi, je distingue au moins ma chambre, ma rue, la mer et le navire qu’elle amène. Tu n’as pas non plus de sexe, mais je sais que tu es une petite fille, ma Houri, tu m’apparais ainsi quand je ferme les paupières. Toi, tu viens du paradis je crois. De là où le temps ne passe pas et où l’on ne compte pas. L’horloge du climatiseur, sur le mur d’en face, indique aussi la température et sa lumière donne à presque chaque objet des ombres et des auras. Il y a la table de chevet, et mon bureau qui ne me sert à rien depuis que j’ai arrêté ma scolarité au collège à cause d’un zéro en histoire nationale algérienne. Mes chaussures que je ne range jamais, ainsi que le grand rideau aux flamants noirs emprisonnés dans les plis du tissu. Puis les persiennes. Je les ai mal fermées : le poteau près du café en face de chez nous étend ses lumières et veut venir examiner ma chambre comme un vagabond. C’est le poteau au milieu de la terrasse, celui qui se rouille au socle et montre son boîtier de fils électriques. Le café ? C’est le café Marhaba (« Bienvenue », je te le traduis dans ma langue intérieure). Tous ces commerces portent généralement le même nom dans tout le pays, comme les endroits dédiés aux martyrs de la guerre de libération algérienne et les grandes rues des villes. Il y a également ma coiffeuse et là, c’est mon miroir que j’ai fracassé hier. Pauvre miroir ! Réduit en mille morceaux, il est devenu comme ces gens qui veulent bafouiller beaucoup de choses à la fois, qui bégayent et s’emmêlent les mots, et qui finissent par se décomposer en fragments, se taillader les mains en sanglotant. Miroir foudroyé par mon impuissance à parler correctement. Je l’ai cassé, oui, hier, tu ne te souviens pas de ce bruit de sable qui t’est parvenu par mes oreilles, atténué par le ventre ? Je t’imagine, tu sais, moi aussi, là où tu es. Tu te présentes sans prénom, sans nom, sans rien qui te rattache à moi, sauf une corde, et du sang. Tu me devines comme une ombre, tu entrevois mon monde, ma chambre, cette ville qui t’est indifférente, et tu ignores ce que je veux vraiment. Nous ressemblons à ces terres étrangères qu’un séisme a fait se chevaucher. Tu nages à contre-courant, avec ton silence comme muscle, le premier jour de ta vie se confond encore avec le dernier, traversé par le torrent de mon discours. Comment une femme muette de vingt-six ans peut-elle parler autant, sans reprendre son souffle ? D’où lui vient cette envie irrésistible de tout raconter d’une traite comme une escamoteuse attrapée ? 

Voici ma raison : je possède deux langues. L’une comme la nuit, l’autre comme un croissant. L’une mange dans le cœur de l’autre.

Et une bouche de poisson pour les pratiquer toutes les deux.

Et, pour mieux dessiner ma monstruosité à tes yeux, un sourire qui noue mes oreilles l’une à l’autre. C’est juste là, sur mon cou. Un fil de pêche retient mon cou à mon torse, m’empêchant de sombrer dans l’oubli, ou d’être suspendue comme une marchandise au marché de la Bastille (c’est un endroit où l’on fait ses courses à Oran). Trois ou quatre hommes l’ont déjà tâté, ce sourire immobile, avec leur index, pour comprendre d’où il provenait. Ma mère Khadija l’a longuement ausculté, soigné, surveillé, insensibilisé avec mille remèdes et mesuré presque chaque nuit pendant des années. Peut-être qu’il allait s’agrandir et me tuer, se répétait-elle, ou rapetisser et me rendre à la vie normale ? Parce qu’on n’en a jamais vu d’aussi large, d’aussi net, d’aussi éloigné du bonheur, d’aussi contraire à la joie. Je peux au moins te révéler mon prénom. Je le porte comme une enseigne lumineuse dans la plus noire des nuits. Je m’appelle Aube. Fajr dans la langue extérieure, Aube dans la langue intérieure. » 

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