Mémoires

« Mémoires interrompus » de Bertrand Tavernier, Institut Lumière/Actes Sud, 2024

Il est difficile de faire le tri dans ses souvenirs, de séparer ceux qui vous ont marqué, que vous avez vraiment vécus, de ce que l’on vous a raconté par la suite et qui vous a influencé. Comment savoir vraiment si, à force de les évoquer, vous ne les avez pas enjolivés ? Jean Aurenche me disait que, parfois, il ne savait plus si les souvenirs qu’il racontait étaient réels ou s’il ne les avait pas peu à peu développés, voire imaginés à force de les relater, de vouloir les partager, les valoriser.

 

C’est par hasard que j’apprendrai, durant un de ces déjeuners familiaux si animés, que le poème d’Aragon Il n’y a pas d’amour heureux, accroché sur le mur de notre salle à manger, avait été écrit dans notre maison pour ma mère qui avait, dit-on, énormément de charme et d’allure. Elle ne s’en était jamais flattée durant toutes ces années, tous ces déjeuners ou dîners où l’on discutait de tout sauf de nous-mêmes. On nous avait appris que parler de soi et, à plus forte raison, se vanter, était une preuve de mauvaise éducation, d’outrecuidance, et qu’il y avait d’autres sujets beaucoup plus intéressants. Encore ce quant-à-soi, cette réserve lyonnaise que défendait mon père, qui la rapprochait de la pudeur britannique. Ce n’est que deux ans avant sa mort que ma mère, par une fin de journée ensoleillée, m’a raconté avec jubilation que cette dédicace avait rendu Elsa Triolet furieuse, qu’elle avait enguirlandé Aragon et l’avait battu froid pendant plusieurs jours.

Ce passé, je vais le reconstituer peu à peu, bribe par bribe (...) » 

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